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lundi, mai 13, 2024

Analyse. L’Union Européenne qui ne sait pas dire non !

En juillet, l’annonce du nouveau plan de relance européen de 750 milliards d’euros a été largement (et à juste titre) considérée comme révolutionnaire. Jamais auparavant l’UE n’avait emprunté en son nom propre pour financer des transferts et des prêts à des conditions très favorables en vue d’aider les États membres à se remettre d’un choc économique majeur. Parce qu’elle brise de vieux tabous, l’initiative peut même ouvrir la voie à une union budgétaire.

Mais l’UE ne pourra atteindre ses objectifs qu’à la condition que cette prodigalité bienvenue s’accompagne de normes strictes. L’argent tombé du ciel peut être la meilleure et la pire des choses. S’il est bien dépensé, il peut mettre fin aux impasses politiques et déclencher le redressement économique. Mais s’il est distribué sans discernement, il encourage la capture de l’État et la politique de l’assiette au beurre. C’est pourquoi les fonds alloués à la relance doivent servir les valeurs de l’UE et servir des objectifs bien définis.

Pour que son ambition louable ne soit pas pervertie, l’UE doit ainsi pouvoir dire non aux États membres. Non, lorsque des autocrates élus piétinent ouvertement les principes européens tout en utilisant le soutien communautaire pour renforcer leur emprise sur leur pays. Et non si les programmes de dépenses proposés par les gouvernements ne passent pas le test d’efficacité. Malheureusement, cela semble peu probable.

Commençons par la controverse à propos de la décision européenne de conditionner les aides au respect de l’Etat de droit. Selon l’article 2 de son traité, l’UE est fondée sur « la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’État de droit et le respect des droits de l’homme, y compris les droits des personnes appartenant à des minorités ». Malheureusement, l’Union n’a pas les moyens légaux de punir les États membres qui méprisent ces valeurs. En vertu de l’article 7, les droits de vote d’un État qui enfreint ces principes peuvent être suspendus, mais cela exige l’unanimité de tous les autres États membres. Pour bloquer ce mécanisme il a ainsi suffi d’une alliance entre la Hongrie et la Pologne, qui ont toutes deux violé des normes de l’UE.

Le plan de relance semblait initialement pouvoir servir de véhicule pour faire respecter l’État de droit (ce qui, selon l’UE, signifie que « toutes les puissances publiques agissent dans les limites fixées par la loi, conformément aux valeurs de la démocratie et des droits fondamentaux, et sous le contrôle de tribunaux indépendants et impartiaux »). En juillet, les dirigeants de l’UE ont souligné « l’importance du respect de l’État de droit » et se sont mis d’accord sur un « régime de conditionnalité » pour les fonds du plan de relance. Mais les détails n’en ont pas été précisés.

Une bataille furieuse s’ensuivit. Le Parlement européen s’est battu pour renforcer la maîtrise de l’UE, la Pologne et la Hongrie se sont battues pour l’affaiblir, et les États membres du Nord, les « frugaux » étaient désireux de faire preuve de vigilance contre le gaspillage des dépenses. Le compromis final, obtenu en décembre, est que la conditionnalité s’appliquera, mais seulement s’il existe un lien de causalité direct entre les violations de l’État de droit et des conséquences négatives pour les intérêts financiers de l’UE. Et même dans ce cas, il restera beaucoup d’obstacles sur la voie de la punition.

Le résultat est qu’un dirigeant autocratique d’un État membre de l’UE sera toujours en mesure de révoquer des juges, de faire taire la presse, d’emprisonner des opposants et d’opprimer des minorités tant que cela ne compromettra pas directement les intérêts financiers de l’Union. Celle-ci ne punira pas les dictateurs honnêtes, mais seulement, peut-être, les dictateurs corrompus. Ce résultat était sans doute prévisible, étant donné que le plan de relance avait besoin d’un soutien unanime, mais il est réellement décevant.

La deuxième question concerne l’efficacité. Pour que les fonds de l’UE déclenchent plus qu’un coup de pouce économique de court terme, ils doivent être assortis sur le plan interne des mesures qui permettront de maximiser leur impact. Des initiatives environnementales, par exemple, n’ont aucun sens si les gouvernements continuent d’accorder des subventions aux combustibles fossiles. Et des investissements dans le numérique risquent d’avoir peu d’effets sans efforts pour améliorer les compétences numériques de la population.

L’enjeu est considérable. S’il est étayé par des réformes bien choisies, le soutien financier de l’UE pourra contribuer à prévenir un accroissement de l’écart de revenu entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, et à accélérer le rattrapage de l’Europe de l’Est. Mais s’il est dépensé simplement pour satisfaire quelques clientèles domestiques, son effet le plus durable sera d’alimenter la colère de l’Europe du Nord.

Consciente du défi, la Commission entend promouvoir des « paquets » d’investissement et de réforme. Le problème, cependant, est que le conditionnement des subventions et des prêts évoque les humiliants programmes de la « Troïka » mis en œuvre il y a dix ans en Grèce et dans d’autres pays du sud de l’Europe. Or aucun chef de gouvernement ne peut aujourd’hui tolérer d’être soupçonné de se plier aux diktats de bureaucrates bruxellois sans visage.

En Italie en particulier, la question est devenue politiquement explosive : le seul soupçon que le Premier ministre Giuseppe Conte pourrait agir sur instruction de l’UE serait immédiatement exploité par son adversaire d’extrême droite, Matteo Salvini. C’est pourquoi les premières discussions sur le plan de relance ont été si difficiles à conclure : Conte a naturellement rejeté tout ce qui aurait pu le faire apparaître comme soumis à l’UE.

Il existe cependant une voie (étroite) pour sortir de ce dilemme : Bruxelles ne devrait pas imposer les politiques de son choix, mais ses transferts devraient s’accompagner d’un contrat qui expliciterait les objectifs poursuivis, et qui permettrait à l’UE de vérifier que les conditions pour les atteindre sont bien en place. Tout en faisant preuve de retenue, l’UE conserverait ainsi le pouvoir de rejeter un plan d’investissement et de réforme qu’elle jugerait peu susceptible d’atteindre les objectifs recherchés.

Ce qui est en train de se mettre en place va dans la bonne direction, mais risque de se réduire à un exercice assez bureaucratique consistant à cocher des cases, sans que le processus ait d’influence véritable sur les politiques nationales. Si la procédure l’emporte sur le fond, il sera difficile pour l’UE de s’opposer à un plan. Or les États membres seront peu incités à modifier leur plan d’action préféré, parce que le montant auquel ils ont droit ne dépend pas vraiment de leur comportement. S’ils cochent les bonnes cases, les meilleurs élèves n’obtiendront pas un sou de plus, et les cancres pas un sou de moins.

L’UE est forte lorsqu’elle peut dire non, comme pour la politique de la concurrence. Privée de ce pouvoir, elle aura du mal à faire une différence. La leçon pour la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, est simple : faute d’instruments efficaces pour promouvoir son programme, elle doit être prête à dire la vérité en face aux États membres, et si nécessaire à déclencher des confrontations politiques. Une voie risquée, peut-être, mais préférable à l’inanité.

Jean Pisani-Ferry, chargé de recherche principal au groupe de réflexion Bruegel basé à Bruxelles, chercheur principal non résident au Peterson Institute for International Economics, titulaire de la chaire Tommaso Padoa-Schioppa à l’Institut universitaire européen.

Copyright: Project Syndicate, 2020.
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