9.9 C
Alger
vendredi, avril 26, 2024

Analyse. Les mariages de raison du Moyen-Orient

À l’heure d’une confrontation entre les États-Unis et la Russie sur la question de l’Ukraine et d’une concurrence féroce avec la Chine, le Moyen-Orient, comme toujours, reste livré à lui-même dans la gestion de ses affaires : par des mariages de raison entre puissances rivales. Il ne s’agit en rien de ces « liens sacrés du mariage » dans le style catholique, de nature globale et permanente, mais plutôt d’accords pragmatiques conclus à tête reposée, en vue de survivre à des relations à court terme correspondant à des conditions stratégiques en mutation. Quel bonheur si Israël pouvait se faire à une telle idée !

Bien sûr, un facteur relativement constant – la religion – joue un rôle important pour déterminer dans quelles mesures les régions et les pays sont des rivaux ou des alliés. Mais on a accordé une importance excessive au clivage entre sunnites et chiites dans les évaluations liées aux changements diplomatiques au Moyen-Orient. Les intérêts géopolitiques et la survie du régime ont toujours le dernier mot par rapport aux identités religieuses. Ceci aide à expliquer les raisons pour lesquelles les régimes conservateurs arabes ont montré une si grande capacité de résistance à la fois aux révoltes internes – dont le meilleur exemple est celui de la défaite retentissante des forces pro-démocratiques durant le Printemps arabe – et aux pressions externes.

Les pays du Golfe incarnent aujourd’hui une approche pragmatique de ce genre. Du fait de leur approche économique et de leur position géographique qui les oblige à vivre dans l’ombre d’États prédateurs tels que l’Irak et l’Iran, ils se soucient bien davantage du commerce et d’accords de sécurité discrets que d’idéologie. Une démonstration particulièrement frappante d’un tel pragmatisme diplomatique s’est fait jour le mois dernier, lorsque l’Arabie saoudite, leader du monde sunnite et l’Iran ont renoué leurs relations diplomatiques.

Au-delà des gros titres faisant battage du rôle de la Chine dans la médiation de ce rapprochement, la logique à l’œuvre dans ce changement est claire. Pour l’Iran, qui a un besoin urgent de s’extraire des crises économiques et sociales qui ont déclenché des soulèvements populaires ces derniers mois, l’Arabie saoudite représente une bouée de sauvetage providentielle. Pour les Saoudiens, l’échec de la campagne de « pression maximale » imposée par les États-Unis sur l’Iran (grâce notamment à l’alliance de la République islamique avec la Chine et la Russie) et à l’émergence imminente de l’Iran, en tant qu’État nucléaire font de cette détente une nécessité.

L’Arabie saoudite a été très certainement motivée par la perspective de mettre un terme à la guerre au Yémen, où l’Arabie saoudite a essuyé des défaites cuisantes aux mains des Houthis, les alliés par procuration de l’Iran. La paix pourrait permettre au Royaume de se concentrer sur la diversification de son économie en prenant ses distances avec le secteur du pétrole et de la pétrochimie. En tant qu’économie dépendante du commerce, l’Arabie saoudite ne peut prospérer que dans un contexte de paix et de sécurité.

L’ouverture de l’Arabie saoudite face à l’Iran fait partie d’un arrangement plus étendu au niveau de la région. Les Émirats arabes unis ont renoué des relations diplomatiques avec l’Iran l’année dernière. Bahreïn devrait leur emboiter le pas prochainement. La Turquie a tendu la main à la Syrie et à Israël et les États arabes semblent autoriser la Syrie (dont le régime Ba’ath présente des traits laïques et nationalistes) à revenir dans le giron de la communauté arabe. Le mois dernier, le président Bachar el-Assad, longtemps traité comme un paria, a visité les Émirats arabes unis et une réconciliation avec le « boucher de Damas » est en préparation.

Là encore, le pragmatisme reste de mise. Des circonstances différentes requièrent des politiques différentes et à l’heure où les États-Unis – l’ennemi juré d’Assad – perdent de leur influence dans la région, la Syrie en vient à ressembler à un partenaire légitime.

Mais nul ne doit s’attendre à ce que la Ligue arabe n’accueille la Syrie à bras ouverts à moins qu’elle ne promette de réduire le déploiement militaire de l’Iran sur son territoire. Une caractéristique essentielle des mariages de raison au Moyen-Orient tient à ce qu’ils n’impliquent pas des changements de politiques qui reflètent les intérêts principaux des parties prenantes. L’Iran ne va pas diminuer son soutien au Hezbollah au Liban, que ses ambassades soient ouvertes en Arabie saoudite ou non.

De même, le rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran ne va rien changer au fait que les États-Unis soient le garant ultime de la sécurité de l’Arabie saoudite. Ce rapprochement n’écarte pas non plus un accord de paix entre l’Arabie saoudite et Israël. La Maison des Saoud aime toujours se doter de plusieurs options stratégiques.

Avant qu’un accord entre les Saoudiens et Israël puisse avoir lieu, il faudra toutefois qu’Israël mette en ordre ses affaires nationales, évite l’escalade dans ses territoires occupés, gèle l’expansion de ses colonies et restaure ses relations avec les États-Unis. Plus fondamentalement, les Israéliens doivent comprendre ce que les Arabes, les Turcs et les Iraniens ont déjà compris : la préparation d’un accord pragmatique aura de bien meilleurs résultats pour ce pays que la quête d’une victoire totale.

Les Accords d’Abraham de 2020, qui ont normalisé les relations diplomatiques entre Israël et les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan ont été davantage un produit de la pression américaine que du savoir-faire de la part d’Israël. En outre, dans la perspective de ses nouveaux partenaires arabes, la réputation d’Israël se dégrade déjà, non seulement à cause de sa crise au niveau national, mais en outre suite à son refus de penser à nouveaux frais sa stratégie face à l’Iran.

Alors que d’autres pays du moyen orient s’adaptent aux conditions stratégiques actuelles, Israël reste engagé dans sa longue « guerre de l’ombre » avec l’Iran, ses attaques dissimulées, ses frappes de drones et ses cyberattaques, ainsi que ses frappes aériennes contre les cibles iraniennes en Syrie. Malgré la débauche de mariages dans la région, le manque de vision et de courage des leaders israéliens laisse penser que le mariage – quel qu’il soit – n’est pas pour demain.

Shlomo Ben-Ami, ancien ministre israélien des Affaires étrangères, vice-président du Centre international de Toledo pour la paix. Il a publié : Prophets Without Honor: The 2000 Camp David Summit and the End of the Two-State Solution (Oxford University Press, 2022).

Copyright : Project Syndicate, 2023.
www.project-syndicate.org

dernières nouvelles
Actualités