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lundi, mai 6, 2024

Analyse. Le retour de l’hégémonie américaine libérale

Le fin prochaine d’une présidence Trump qui aura duré quatre ans suscite une immense vague d’espoir. Celui que l’on a appelé le « grand perturbateur » sera bientôt remplacé par l’internationaliste et l’institutionnaliste Joe Biden, qui apprécie davantage l’Europe et l’OTAN, et qui, à la différence de Trump, traitera les amis de l’Amérique avec plus de considération que ses ennemis traditionnels, notamment en honorant les principes du libre-échange. Sur le plan de la sécurité, Biden ne malmènera plus ses alliés en proférant des menaces du type « Vous payez, ou non partons » ! Le multilatéralisme guidera à nouveau la politique américaine, qui renouera avec une hégémonie libérale, en lieu et place de l’étroite version illibérale promue par Trump.

« Libéral » sous-entend ordre international fondé sur des règles, défense de la démocratie, et sociétés ouvertes. Trump a non seulement abandonné ces principes, mais également démontré un penchant pour les dirigeants autoritaires de ce monde, flirtant tantôt avec le président russe Vladimir Poutine, tantôt avec le dictateur nord-coréen Kim Jong-un. (Les largesses de l’Amérique vis-à-vis de l’Arabie saoudite ne peuvent être uniquement attribuées à Trump, toutes les administrations ayant adhéré au célèbre adage : « C’est peut-être un salopard, mais c’est notre salopard ».)

Trump a systématiquement pratiqué un jeu à somme nulle, notamment en matière commerciale, ce qui a marqué une rupture par rapport à la tradition américaine d’après-guerre, qui privilégiait les issues à somme positive pour les deux camps. Trump a fait replonger le monde dans une politique des puissances version XIXe siècle, une vision dans laquelle les États n’ont plus aucun allié permanent, seulement des intérêts permanents.

Il est par conséquent naturel que nous espérions aujourd’hui le rétablissement de l’ordre mondial libéral. Une reconstruction devra être conduite par Biden, président formé pendant près d’un demi-siècle aux habitudes de l’empire libéral américain. Pour autant, l’épisode n’a jamais été une aberration totale. La réorientation de l’Amérique vers le « plus pour nous, moins pour les autres » précède en effet le mandant du twitteur-en-chef.

Rappelons-nous que si Trump a ordonné le retrait de milliers de soldats américain basé en Europe en 2020, l’administration de Barack Obama (dont Biden était le vice-président) en avait fait de même en 2012. Et si Trump n’a cessé de critiquer l’Europe, Obama s’était lui aussi dit « agacé par les passagers clandestins ». C’est bien Obama qui a amorcé le retranchement de la puissance américaine hors du Moyen-Orient et le retrait des troupes d’Afghanistan et d’Irak, refusant également d’intervenir dans la guerre chimique menée par Bachar el-Assad en Syrie.

Lorsque Trump a promis de mettre un terme aux « guerres éternelles » de l’Amérique, il ne faisait qu’emboîter le pas d’Obama. C’est son prédécesseur progressiste qui a commencé à expérimenter le néo-isolationnisme, proclamant « Il est temps de bâtir notre nation sur notre propre sol ». Trump a donné suite à cette formule, en s’engageant dans un programme d’infrastructures de 1 000 milliards $ – « l’Amérique d’abord », aux fins du développement et du bien-être national.

Tout cela pour dire que le repli sur soi de l’Amérique a précédé Trump, et qu’il ne s’inversera pas totalement sous Biden. Après tout, le protectionnisme – la résistance face à la compétition étrangère – peut convenir à la droite comme à la gauche. Une politique d’immigration généreuse n’était pas un problème tant que les Démocrates appartenaient à l’opposition, et dépeignaient les Républicains comme des identitaires intolérants. Or, l’administration Biden ne laissera certainement pas non plus les portes de l’Amérique grandes ouvertes aux foules de la planète, de même qu’elle ne supprimera pas les murs installés par Trump sur certaines parties de la frontière mexicaine.

L’administration Biden n’abandonnera pas non plus la compétition de pouvoir avec la Chine, dont les propres politiques protectionnistes et mesures d’appropriation de la propriété intellectuelle sont une source constante de tensions. Les États-Unis continueront de s’affirmer dans le Pacifique-Ouest, qui connaît une escalade de la rivalité classique entre une puissance continentale montante et une puissance maritime bien établie. Les Démocrates comme les Républicains entendent largement poursuivre l’engagement baptisé Containment 2.0, qui consiste à réunir plusieurs acteurs régionaux tels que l’Inde, le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et l’Australie.

Au Moyen-Orient, Biden a d’ores et déjà confirmé qu’il œuvrerait pour rétablir l’accord sur le nucléaire iranien, toutefois sans les mêmes bonnes intentions que son ancien patron Obama. La prochaine administration laissera intacte la nouvelle alliance anti-Iran constitué par Israël et les pays arabes du Golfe, et ne reproduira pas l’erreur qu’avait commise l’administration Obama en tentant de prendre un nouveau départ avec la Russie.

Depuis 2009, la Russie de Poutine s’est changée en puissance expansionniste exerçant une pression sur l’Europe, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient. Bien que les Européens se réjouissent de la victoire de Biden, il leur faut s’attendre à un renouvèlement des exigences américaines les appelant à augmenter leurs budgets de défense. De même, l’Allemagne peut s’attendre à encore davantage de résistance américaine contre le pipeline Nord Stream-2, un projet conjoint russo-allemand qui contourne l’Europe de l’Est et accentue la dépendance énergétique de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie.

Même si Biden se présente comme l’anti-Trump, il continuera de défendre certains des mêmes intérêts stratégiques américains que son prédécesseur s’agissant de la Chine, de la Russie, et de la compétition commerciale avec l’Europe. Pour autant, comme le disent les Français, c’est la tonalité qui fait la musique. L’administration Biden apportera un changement bienvenu dans le style de la diplomatie américaine, en remplaçant la brutalité trumpienne par un professionnalisme courtois.

Comme dans la vie privée, le respect et la politesse sont très importants dans les relations internationales. Au-delà d’une tonalité plus plaisante, Biden préférera le gagnant-gagnant aux jeux à somme nulle. Il se concentrera sur les intérêts communs, et s’efforcera de rétablir le leadership américain en recherchant le consentement, plutôt que l’unilatéralisme agressif. Il entend par exemple cesser le retrait des troupes américaines d’Europe ordonné par Trump.

En abandonnant la doctrine trumpienne de « l’Amérique d’abord », Biden apportera un certain apaisement – sans pour autant faire de cadeaux – au reste du monde occidental. Comme il l’a écrit cette année dans Foreign Affairs, « l’agenda politique [de son administration] fera à nouveau s’asseoir les États-Unis à la table des discussion », à partir de laquelle le pays fera preuve de leadership « pas seulement via l’exemple de notre puissance, mais également par la puissance de notre exemple ».

Pour autant, c’est en fin de compte la puissance qui importe, et la puissance des États-Unis demeure sans égal à tous les niveaux. Tous ceux qui redoutaient et désapprouvaient vivement Trump peuvent être rassurés par l’issue de l’élection de 2020. Biden maniera sans aucun doute l’épée puissante de l’Amérique de manière plus judicieuse, et avec un visage plus amical. Quand viendra l’Inauguration Day en janvier, l’Amérique sera de retour aux affaires. Le monde doit néanmoins se préparer également à des négociations difficiles.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Josef Joffe, membre de la Hoover Institution de l’Université de Stanford, exerce au sein du comité éditorial de l’hebdomadaire allemand Die Zeit.

Copyright: Project Syndicate, 2020.
www.project-syndicate.org

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