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mercredi, mai 8, 2024

Analyse. Ingérence américaine dans les élections à l’étranger, de l’histoire ancienne ?

Quatre ans après l’ingérence de la Russie dans l’élection présidentielle de 2016, de plus en plus de pays semblent se livrer à un jeu similaire cette année à l’approche du vote du 3 novembre. Au mois d’août, William Evanina, directeur du Centre national américain de sécurité et de contre-renseignement, avertissait sur une « actuelle et potentielle » tentative d’ingérence électorale de la Russie, de la Chine et de l’Iran. La semaine dernière, le directeur du renseignement national John Ratcliffe et le directeur du FBI Christopher A. Wray ont révélé que la Russie et l’Iran étaient parvenus à obtenir les données relatives à l’inscription des électeurs américains. « Ces deux pays entrent actuellement en jeu pour tenter d’influencer l’élection présidentielle à deux semaines de l’échéance », a conclu le New York Times.

Les Américains ont raison de s’indigner et de s’inquiéter des ingérences étrangères dans l’élection. Pour autant, cette pratique ne date pas d’hier, et les États-Unis en ont été pendant longtemps les principaux adeptes. Comme le décrit Dov Levin dans son livre Meddling in the Ballot Box, Amérique et URSS (puis Russie) ont mené pas moins de 117 opérations secrètes ou officielles d’influence d’une élection à l’étranger, destinées à appuyer ou entraver certains candidats ou partis entre 1946 et 2000, 81 de ces ingérences (soit 69 % du total) ayant été conduites par les États-Unis.

L’un des exemples les plus connus d’ingérence américaine dans une élection étrangère remonte à l’aube de la guerre froide en 1948, lorsque la CIA (dans le cadre de sa première opération secrète) a discrètement subventionné les efforts publics visant à faire perdre les candidats communistes aux élections en Italie. La CIA dépensera également plusieurs millions de dollars dans une démarche de propagande et de soutien à certains acteurs politiques italiens. Ces pratiques, et autres manœuvres comparables, se poursuivront pendant toute la guerre froide. L’historien de la CIA David Robarge explique à David Shimer, auteur du livre Rigged, que pendant cette période l’agence « n’a quasiment jamais influencé directement le vote », ce qui sous-entend une autre forme d’ingérence.

Après la fin de la guerre froide, le gouvernement américain commence à éprouver des scrupules sur la question de l’ingérence dans les élections de pays étrangers. Les commissions du renseignement au Congrès commencent à faire marche arrière, et les divisions s’accentuent dans l’exécutif. Cette pratique perdurera néanmoins. En 2000, le président Bill Clinton autorise la CIA à apporter secrètement un soutien aux opposants du président yougoslave de l’époque, Slobodan Milosevic, qui vise alors la réélection. De même, l’administration Bush concevra un plan très élaboré d’ingérence secrète dans les élections parlementaires de janvier 2005 en Irak – pour la première fois depuis la chute du président Saddam Hussein – avant qu’une vive résistance du Congrès ne mette un terme à cette idée. Plus tard, l’administration du président Barack Obama envisagera elle aussi certaines propositions similaires, si l’on en croit Shimer, mais finira par renoncer.

Ces événements relativement récents, ainsi que la colère américaine face aux ingérences dans ses propres élections, soulèvent l’importante question de savoir si les États-Unis s’ingèrent eux-mêmes encore aujourd’hui dans des élections à l’étranger, ou à tout le moins s’ils gardent cette option ouverte.

Plusieurs responsables publics ont expliqué à Shimer que les États-Unis avaient abandonné au XXIe siècle l’idée de s’ingérer dans des élections étrangères. D’autres se montrent plus nuancés. « Ce n’est pas un exercice auquel le renseignement peut se livrer avec la même souplesse et liberté qu’au début de la guerre froide », a confié l’ancien directeur adjoint de la CIA, John McLaughlin. Avril Haine, qui a occupé le même poste dix ans plus tard, fait savoir « [qu’]il n’est pas acceptable d’interférer avec les votes dans une élection », tout en refusant (d’après Shimer) de « faire des commentaires sur la manière dont la CIA est susceptible de chercher à influencer l’état d’esprit des électeurs ». Comme le formule l’ancien directeur du renseignement national James Clapper, « Tout est une question de dosage ».

L’ancien directeur de la CIA Leon Panetta a quant à lui expliqué que l’agence n’interférait pas avec les votes, et ne propageait aucune désinformation, mais qu’elle influençait bel et bien les médias étrangers dans le but de « refaçonner les mentalités au sein d’un pays donné ». Panetta confie à Shimer qu’il peut arriver que la CIA « procède à l’acquisition de médias au sein d’un pays ou d’une région afin de les utiliser à bon escient pour […] délivrer » des messages, ou qu’elle tente « [d’]influencer les propriétaires de médias […] afin de les amener à coopérer, à travailler avec [nous] dans la formulation d’un message ». Difficile de savoir précisément à quoi fait allusion Panetta – peut-être évoque-t-il certains efforts de propagande traditionnels de la CIA, qui s’intersectent avec la politique électorale. On y perçoit toutefois quelque chose de similaire aux opérations russes sur les réseaux sociaux en 2016.

Ces descriptions diverses formulées par de hauts responsables américains s’expliquent en fin de compte sans doute par des différences de définitions. L’ingérence électorale peut en effet revêtir de multiples formes : intervention directe sur les votes, désinformation, doxing, propagande, ou encore soutien financier. Shimer m’a personnellement confié son avis quant à la position actuelle des États-Unis sur le curseur : « Le pays n’a pas renoncé définitivement à la pratique de l’ingérence secrète dans une élection donnée, mais c’est une option à laquelle il recourt très rarement. La situation n’est plus celle de la guerre froide, mais il ne s’agit pas non plus d’affirmer que les États-Unis renonceront désormais catégoriquement à le faire, car ce n’est pas le cas ».

Shimer rapporte également que le gouvernement américain est très divisé quant à la manière de procéder. Certains responsables considèrent que les États-Unis devraient définitivement renoncer à cette pratique ; d’autres pensent l’inverse. Panetta estime que l’Amérique devrait garder ouverte l’option consistant à aider certains acteurs politiques étrangers via l’argent, la propagande, et d’autres moyens, en réponse aux opérations russes d’ingérence dans les élections. De même, McLaughlin déclare : « Je pense que nous ne devrions pas renoncer irrévocablement [à cette idée] ».

Seulement voilà, les États-Unis peuvent-ils maintenir cette option sur la table tout en continuant de condamner les autres pays qui s’ingèrent dans les élections américaines ? La réponse a cette question est importante, dans la mesure où Internet – qui est apparu précisément à l’époque où les États-Unis levaient le pied après une phase agressive d’ingérence électorale – a rendu ces activités immensément plus faciles, moins coûteuses, et plus efficaces. Les démocraties sont particulièrement menacées, dans le mesure où leurs élections importent davantage, et parce que les démocraties régulent très peu la liberté de la presse et d’expression. Enfin, comme observé ces quatre dernières années, les ingérences électorales étrangères via Internet sont extrêmement difficiles à stopper. Avant l’apparition d’Internet, l’URSS avait souvent tenté, chaque fois en vain, à interférer avec les élections américaines. En 2016, la Russie y est parvenue avec un succès insolent.

L’Amérique commence tout juste à comprendre comment remédier à l’avantage asymétrique considérable qu’Internet confère à ses adversaires autoritaires en matière d’ingérence électorale. L’une des réponses – baptisée « defend forward » – consiste à intégrer les réseaux adverses pour stopper les ingérences avant qu’elles ne débutent. Une autre consiste à tenter d’élaborer des normes internationales contre tout ingérence électorale étrangère secrète. Or, compte tenu de ses antécédents aux XXIe siècle, l’Amérique aura peu de chances de parvenir à instaurer ces normes tant qu’elle ne s’engagera pas publiquement à ne plus jamais recourir à cette pratique, ce qu’elle refuse de faire à ce jour.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Jack Goldsmith est professeur de droit à la Harvard Law School, et membre principal de la Hoover Institution.

Copyright: Project Syndicate, 2020.
www.project-syndicate.org

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1 تعليق

  1. Il n’y a pas à s’étonner. Les puissances visent systématiquement à influencer les pays du sud sans toutefois en en quoique ce soit elles n’aillent dans le sens d’un épaulement de la démocratie et du développement, ne cherchant que la priorité des échanges et l’octroi de privilèges de présence militaire et financière. Cela est aussi vieux que l’histoire politique. Le problème réside principalement dans la capacité des pays du sud à défendre leurs libertés et autonomie pour établir des rapports et relations d’égalité et de coopération mutuellement bénéfique. Il apparient aux pays du sud de développer leurs relations, leur indépendance et la promotion de la coopération sur les bases. Quoiqu’il en soit c’est la visée du développement basé sur l’émancipation de la démocratie et des libertés qui consolidera et renforcera les nations et leur Etat dans une perspective d’indépendance et de promotion de la culture démocratique qui est le plus solide instrument des nations. .