19.8 C
Alger
vendredi, avril 26, 2024

Analyse. Comment l’opposition peut-elle affronter un régime autoritaire populiste dans un faux jeu démocratique

Après un an de négociations entrecoupées, six partis de l’opposition en Turquie sont enfin parvenus à se rassembler derrière un candidat à l’élection présidentielle de ce mois de mai, dans l’espoir de mettre un terme au pouvoir de plus en plus autocratique et répressif de Recep Tayyip Erdogan, qui règne depuis vingt ans. Ce mois-ci, cette coalition surnommée la Table des Six a convenu de soutenir Kemal Kiliçdaroglu, chef du Parti républicain du peuple (CHP), une formation politique sociale, démocrate et laïque, après avoir écarté plusieurs concurrents plus jeunes et plus charismatiques, tels que le maire CHP d’Istanbul, qui est parvenu à reprendre la ville au Parti de la justice et du développement d’Erdogan, en 2019.

Lorsqu’un régime autoritaire populiste fausse le jeu démocratique, le bon sens impose que les partis d’opposition unissent leurs forces pour avoir une chance de remporter les élections. Nécessaire, cette unité n’est cependant pas suffisante pour réussir, le plus difficile intervenant en effet après la décision d’union.

Les partis d’opposition qui se rassemblent pour évincer un dirigeant ou un parti doivent placer cet impératif au-dessus de leurs autres engagements programmatiques, en particulier lorsqu’il s’agit de l’emporter contre une forte personnalité populiste. Les leaders populistes démontrent en effet une capacité désormais bien connue à mettre à mal la démocratie, et tout porte à croire qu’ils causeront encore plus de dégâts en cas de réélection.

Le Premier ministre Viktor Orbán, par exemple, a exploité une période de démoralisation de l’opposition et de la société civile, au lendemain d’élections inéquitables, pour faire passer en force certaines mesures politiques controversées, et pour engager des provocations autour de conflits culturels. Le très contesté mémorial de Budapest, qui revient à absoudre la Hongrie de toute complicité dans la Shoah, a ainsi été érigé en mémoire de l’occupation allemande peu après l’élection de 2014.

Aussi justifié que soit l’impératif de maîtrise des dégâts, cet exercice revête néanmoins ceci de problématique qu’il centre toutes les mesures politiques sur le leader à évincer. Or, c’est précisément ce que souhaitent les dirigeants populistes. Ils excellent dans l’utilisation de la polarisation et de la personnalisation à leur propre avantage : « S’ils sont tous contre moi, c’est parce que je suis le seul leader à représenter véritablement le peuple ».

D’importants travaux récemment publiés par des politologues révèlent que ceux qui votent pour un leader autoritaire populiste ne sont pas tous ignorants ni indifférents au fait que celui-ci mette à mal la démocratie (sans parler de la corruption, autre signe caractéristique des gouvernements populistes). Seulement voilà, lorsque ces électeurs sont confrontés à une logique du tous contre un, ainsi qu’à une coalition d’opposition dont les intentions ultimes sont incertaines, ils conservent une tendance à opter pour ce qu’ils perçoivent comme le moindre mal.

Par ailleurs, les partis unis de l’opposition ont de leur côté tendance à convenir d’un candidat d’apparence très semblable à celle du leader à chasser du pouvoir, mais en plus démocrate. L’an dernier, l’alliance d’opposition en Hongrie a ainsi décidé de soutenir un maire de province catholique, dans son effort d’éviction du populiste sortant d’extrême droite. De même, les coalitions successives en Israël ont souvent tenté de l’emporter contre le Premier ministre Benyamin Netanyahou en soutenant des personnalités fortes de centre-droit, telles que le général à la retraite Benny Gantz. L’hypothèse courante semble résider en ce que le rétablissement de la démocratie serait mieux conduit par des hommes d’un certain âge. Cela a fonctionné pour les Démocrates aux États-Unis en 2020, comme cela avait été le cas en Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale, lorsque des figures paternelles telles que Konrad Adenauer et Charles de Gaulle avaient respectivement dominé la vie politique en Allemagne et en France.

Or, cette stratégie échoue bien souvent, soit parce qu’elle fait apparaître l’opposition comme uniquement réactive, soit (de façon moins évidente) parce qu’elle envoie un signal de défaite selon lequel les paramètres politiques mis en place par les populistes au pouvoir seraient devenus la nouvelle norme. En Turquie, la Table des Six cède jusqu’à présent à la pression nationaliste, et s’abstient de se rapprocher du Parti démocratique des peuples (HDP), pro-kurdes. De même, l’actuelle opposition au gouvernement israélien d’extrême droite de Netanyahou refuse d’intégrer des représentants arabes dans ses rangs. Le nationalisme fort – comme le peu d’attention aux droits des minorités – semble être devenu une évidence politique.

Une fois les antipopulistes unis contre un opposant commun, la tâche consistant à modifier les paramètres de la politique se révèle beaucoup plus difficile. Car il ne s’agit alors plus seulement de mobiliser une aversion contre le leader à évincer, mais également de discuter d’un plus large ensemble de problématiques, ainsi que de se pencher sur les questions de programme politique et de principes de base. Si l’hétérogénéité politique peut être mise de côté aux fins de la victoire contre un dirigeant populiste sortant, chacun sait qu’elle fait son retour avec force une fois cette tâche accomplie, et c’est cette conscience commune qui conduit les électeurs à douter quant à la manière dont une telle coalition exercerait concrètement le pouvoir.

À son crédit, la Table des Six défend plusieurs réformes structurelles qui contribueraient très significativement à rétablir l’État de droit, ainsi qu’à démanteler ce système hyper-présidentiel qui confère à Erdogan des pouvoirs quasi-illimités. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel et le Conseil supérieur de l’éducation en Turquie – le type d’institutions dans la captation desquelles les populistes se spécialisent (au nom du « peuple », bien entendu) – redeviendraient ainsi indépendants. En s’engageant pour des institutions impersonnelles plutôt que sultanisées, l’opposition promet également la fin des stratégies économiques hyperinflationnistes (« inorthodoxes ») d’Erdogan, ainsi que de sa politique étrangère imprévisible.

La promesse de l’«institutionnalisme » n’en demeure pas moins abstraite, et risque d’être facilement mise à mal par l’apparition de conflits visibles autour des mesures politiques et (surtout) entre les individus, au sein d’une alliance d’opposition hétérogène. Pour l’emporter, les responsables de l’opposition vont devoir démontrer une qualité politique insuffisamment soulignée : la capacité à façonner la période électorale, plutôt qu’à se contenter de réagir face à l’autre camp. Ils ne devront pas se contenter d’espérer que la corruption renverse le parti au pouvoir. Il leur faudra insister sur ce qui a dysfonctionné, et mettre en avant de puissants symboles – pas seulement des feuilles de route péniblement négociées – permettant d’entrevoir à quoi pourrait ressembler un avenir différent. Pour l’opposition turque, le récent tremblement de terre – de même que les échecs du gouvernement avant et après la catastrophe – constituera un point de référence évident à l’approche de l’élection. Symboliser un avenir différent constituera en revanche un défi plus difficile.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Jan-Werner Mueller est professeur de sciences politiques à l’Université de Princeton. Son ouvrage le plus récent s’intitule Democracy Rules (Farrar, Straus and Giroux, 2021 ; Allen Lane, 2021).

Copyright: Project Syndicate, 2023.

dernières nouvelles
Actualités