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samedi, mai 18, 2024

Analyse. L’Europe peut-elle survivre à la guerre de Poutine ?

La guerre menée par le président russe Vladimir Poutine contre l’Ukraine est une tragédie lourde de conséquences, pour les Ukrainiens au premier chef, mais aussi pour les habitants de l’Europe et du monde. Pourtant, comme le montrent les sondages d’opinion en France à la veille du second tour des élections présidentielles, qui se déroulera le 24 avril, la barbarie russe en Ukraine pourrait avoir un effet curieusement positif : l’agression injustifiée de Poutine semble devoir discréditer ses alliés occidentaux et pourrait bien relancer l’intégration européenne.

Certes, les populistes peuvent encore profiter de cette crise pour s’assurer des soutiens parmi les populations européennes en grande difficulté économique. Cela semble être le jeu choisi dans sa campagne pour être élue à la présidence de la République française par la candidate d’extrême droite, Marine le Pen. Tandis que flambent les prix de l’énergie, des matières premières et des denrées alimentaires de première nécessité, l’inflation pourrait atteindre en Europe des niveaux à deux chiffres pour la première fois depuis les années 1970. Le niveau de vie dans l’Union européenne pourrait subir un choc aussi violent qu’après la crise économique mondiale de 2008, lorsqu’une réaction européenne largement déficiente avait mécontenté les électeurs.

Ces difficultés nouvelles semblent déjà avoir renforcé Viktor Orbán, le Premier ministre et autocrate hongrois. Orbán, allié de longue date de Poutine, qui a systématiquement truqué en sa faveur le système électoral en Hongrie, cherche à épargner à ses compatriotes la hausse des prix alimentaires et des carburants. Son parti, le Fidesz, a largement remporté les élections générales du mois dernier, ce qui lui assure un quatrième mandat consécutif.

Pour éviter que ce résultat ne soit le présage d’une tendance plus générale, les gouvernements européens doivent fournir aux personnes vulnérables les aides dont elles ont besoin, éviter une austérité prématurée, diversifier leurs sources d’énergie et accélérer les investissements dans les technologies vertes bon marché. La bonne nouvelle étant que, jusqu’à présent, les responsables politiques semblent s’orienter dans cette voie. Leur réussite serait un atout considérable pour renforcer en Europe la confiance envers les élites politiques et administratives.

À cela pourrait aussi contribuer la guerre en Ukraine, qui a sapé la crédibilité politique des populistes, longtemps complaisants à l’égard de la Russie et prompts à chanter les louanges de Poutine. Depuis l’invasion, des populistes comme Matteo Salvini en Italie ou Nigel Farage au Royaume-Uni s’efforcent tant bien que mal de prendre leurs distances avec la Russie. Orbán lui-même a déclaré après sa victoire électorale qu’il « réévaluait » ses liens avec Moscou, désormais considéré comme un « adversaire ».

Lors de la campagne du premier tour des élections présidentielles en France, les deux principaux candidats d’extrême droite ont tenté de faire de même. Après avoir maintenu des années durant des liens étroits avec Poutine et reçu de la Russie des financements significatifs, le Rassemblement national de Le Pen qualifie d’injustifiable l’invasion de l’Ukraine. Éric Zemmour, de Reconquête !, qui se rêvait autrefois en équivalent français de Poutine, a lui aussi été contraint de condamner la guerre.

Mais leurs déclarations semblent n’avoir pas suffi. Lors du premier tour, les deux candidats ont échoué face au centriste Emmanuel Macron. Il a remporté presque 27,6 % des suffrages et semble bien placé pour sa réélection lors du second tour, qui l’opposera à Le Pen dans quelques jours. Si Le Pen est parvenu à rassembler 23 % des voix au premier tour, les intentions de vote en sa faveur semblent désormais s’étioler dans les sondages, à mesure qu’on s’intéresse de plus près à ses propositions d’éloigner la France de l’OTAN et de l’Union européenne tout en cherchant à renforcer ses liens avec la Russie. Zemmour n’a quant à lui réuni sur son nom que 7 % des suffrages – et l’immigration semble avoir été la raison principale de ce piètre résultat.

Si de nombreux Européens demeurent frustrés par une dégradation (ou perçue comme telle) de leurs revenus ou de leur condition, ou bien s’inquiètent d’une évolution qui irait en ce sens – un facteur important qui nourrit le soutien aux populistes – ils ont manifesté envers les réfugiés, boucs émissaires favoris des populistes, un nouvel élan de compassion. Le soutien dont jouissait Zemmour, qui rivalisait avec Le Pen dans les sondages d’opinion avant l’invasion, s’est effondré après qu’il s’est publiquement opposé à l’accueil des réfugiés ukrainiens.

Certes, la sympathie européenne ne s’étend pas à toutes celles et à tous ceux qui fuient la violence. En outre, la propension à ouvrir les bras aux réfugiés pourrait tiédir, notamment si les coûts d’intégration des nouveaux arrivants augmentent.

Pourtant, même si la nouvelle compassion des Européens envers les réfugiés de dure pas, la menace de la Russie de Poutine va persister. Cela jette le discrédit sur une autre croyance ayant longtemps renforcé les populistes : l’idée que les choses ne peuvent aller qu’en s’aggravant.

Le sort de l’Ukraine a rappelé aux électeurs d’Europe occidentale la chance qu’ils avaient de vivre dans des pays en paix, sûrs et libres. Si les démocraties libérales européennes et le capitalisme sont loin d’être parfaits, il faut les réformer, non pas les démanteler. Même une démocratie européenne profondément déficiente est grandement préférable à l’autocratie.

En Europe centrale et orientale, les gouvernements doivent – et peuvent – s’en souvenir. En Pologne, notamment, une administration populiste et chatouilleuse semble considérer d’un œil différent la sécurité qu’apporte l’appartenance à l’Union. L’Alliance informelle contre Bruxelles de Varsovie avec Orbán paraît rompue.

Après des années de divisions intérieures, les Européens sont contraints de s’unir contre un ennemi extérieur menaçant, comme ils le firent durant la guerre froide. Ce qui s’offre désormais à l’Europe, c’est l’opportunité exceptionnelle de prouver sa valeur lorsqu’il s’agit d’unir les efforts collectifs pour renforcer la sécurité de ses membres, en matière de défense, mais aussi d’approvisionnement énergétique et d’économie.

Si les États-Unis demeurent indispensables à sa défense, l’Union européenne devra assumer une plus grande responsabilité de sa propre sécurité, notamment parce que rien ne garantit que de futurs dirigeants américains maintiendront leur engagement dans l’OTAN. Le renforcement de la sécurité énergétique exigera un effort collectif considérable pour trouver des sources d’approvisionnement capables de remplacer les fournitures russes ; l’UE devra augmenter ses capacités de stockage de gaz, construire un réseau gazier propre et redoubler d’efforts pour sa décarbonation. Et les gouvernements européens devront poursuivre l’entreprise commune afin de consolider leur sécurité économique, sur le modèle du plan de relance européen de 2020 (Next Generation EU).

Le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borell, affirmait récemment que la guerre menée par Poutine avait donné naissance à une Europe géopolitique. Il a raison. Cette ambition, qui fut longtemps française, avait régulièrement été tenue en échec par l’atlantisme eurosceptique des Britanniques et par le pacifisme mercantiliste des Allemands. Mais le Royaume-Uni n’est plus membre de l’Union européenne, et l’Allemagne adopte désormais une perspective stratégique plus volontariste. Plus généralement, les Européens comprennent aujourd’hui, avec une inquiétante netteté, le but premier de l’Union : les protéger de menaces comme celle que représente la Russie de Poutine.
 
Traduit de l’anglais par François Boisivon
 
Philippe Legrain, ancien conseiller économique du président de la Commission européenne, est senior fellow invité à l’Institut européen de la London School of Economics ; il est l’auteur de Them and Us: How Immigrants and Locals Can Thrive Together (Oneworld, 2020).
 
Copyright: Project Syndicate, 2022.
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