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dimanche, mai 5, 2024

Analyse. La Turquie et le transport de gaz égyptien et israélien à travers la Méditerranée : les nouveaux grands enjeux du Moyen-Orient

Le Moyen-Orient est en train d’apprendre à vivre sans l’Amérique. Si les États-Unis continueront à déterminer la sécurité régionale, au moyen, notamment, de leurs systèmes d’armes avancés, leur retrait du Moyen-Orient (du moins perçu comme tel) soulève de sérieux doutes quant à leur volonté de respecter les engagements pris auprès de leurs alliés. Aujourd’hui, les acteurs locaux revoient leurs stratégies géopolitiques ; ainsi de vieux ennemis s’efforcent-ils d’assurer leur réconciliation et certains pays cherchent même à mettre en place une sécurité collective. Pour réaliser la paix et la stabilité régionales, tous ces pays devront toutefois surmonter des obstacles beaucoup plus rudes qu’ils ne semblent le réaliser.

Les déconvenues des dirigeants du Moyen-Orient avec les États-Unis s’accumulent depuis plus de dix ans. Les autocrates arabes accusent Washington de les avoir trahis durant les révoltes du printemps arabe, en s’alignant sur les positions des forces qui tentaient de les renverser. Ils reprochent aussi aux États-Unis d’avoir de facto négocié dans leur dos l’accord sur le nucléaire iranien en 2015, et de n’avoir pu mettre au pas le régime meurtrier de Bachar Al-Assad en Syrie.

Plus récemment, l’absence de réponse américaine aux attaques des rebelles yéménites houthistes sur leurs installations pétrolières n’a guère réjoui l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Cela explique probablement, du moins en partie, pourquoi aucun de ces deux pays n’a souhaité réagir aux demandes, formulées par le président des États-Unis, Joe Biden, d’une augmentation de la production de pétrole et de gaz afin d’endiguer la montée des prix de l’énergie dans le contexte de la guerre en Ukraine. Ils ne répondront pas même, fait-on savoir, à ses appels téléphoniques.

L’Arabie saoudite et les Émirats continuent néanmoins sur la voie qu’ils ont tracée en août dernier au sommet de Bagdad, réuni afin de faire baisser les tensions régionales. Une voie notamment marquée par les efforts entrepris pour améliorer les relations avec l’Iran, dans l’espoir de mettre un terme à la guerre au Yémen. Les Émirats ont également renoué des relations diplomatiques avec Assad, que les États-Unis entendent continuer de traiter comme un paria. Assad s’est même rendu le mois dernier à Abou Dhabi – sa première visite officielle dans un pays arabe depuis le début de la guerre civile syrienne, voici plus de dix ans.

La Turquie elle aussi adopte une attitude plus conciliante envers Assad. Ankara avait rompu tout lien diplomatique avec Damas en 2011 et fait longtemps valoir qu’il ne pouvait y avoir de paix tant que le dirigeant « terroriste » syrien était au pouvoir. Mais le président turc, Recep Tayyip Erdoǧan cherche désormais un accord qui garantisse que le Nord syrien ne deviendra jamais une région kurde autonome, et que les millions de réfugiés syriens en Turquie puissent rentrer chez eux.

Mais cela n’est qu’un volet de la réorientation plus générale de la politique étrangère turque, rendue nécessaire par un profond isolement régional et une grave crise économique. Bien qu’elle soit l’alliée traditionnelle du Qatar – le médiatique rival des autres États du Golfe – la Turquie a récemment rétabli les liens diplomatiques avec les Émirats et engagé un dialogue avec Bahreïn. Erdoǧan semble même préparer une visite en Arabie saoudite.

En outre, la Turquie cherche à se réconcilier avec Israël, et le président israélien, Isaac Herzog, s’est officiellement rendu en visite à Ankara le mois dernier. Cette évolution traduit les progrès de la considération d’Israël au Moyen-Orient comme allié légitime, tout comme l’espoir qu’entretient la Turquie de profiter de la manne gazière en Méditerranée orientale.

La Turquie a aussi entrepris le dégel de ses relations avec l’Égypte qui, à l’instar d’Israël, est un acteur majeur du Forum du gaz de la Méditerranée orientale, dont Ankara est jusqu’à présent exclue. Avec une Europe qui cherche désespérément des solutions de substitution au gaz russe, Erdogan est tout à fait disposé à faciliter le transport de gaz égyptien et israélien à travers la Méditerranée.

Pourtant, si la nouvelle donne des relations bilatérales n’est pas sans conséquences sur la sécurité au Moyen-Orient, il lui manque, pour garantir la paix et la sécurité dans la région, le potentiel de transformation qu’aurait une structure multilatérale inclusive. Or une telle structure ne semble guère plausible étant donné l’inextricable conflit israélo-palestinien, dont le cœur est l’occupation par Israël de territoires palestiniens.

Les accords d’Abraham, pourtant, conclus en 2020 – aux termes desquels les Émirats, Bahreïn, le Maroc et le Soudan ont normalisé leurs relations diplomatiques avec Israël – ont suscité les espoirs d’une possible coopération arabo-israélienne. Et lors du sommet du Néguev, le mois dernier – convié par Israël et auquel ont participé les ministres des Affaires étrangères de Bahreïn, d’Égypte, du Maroc et des Émirats arabes unis ainsi que le secrétaire d’États américain, Antony Blinken –, ces espoirs ont semblé se matérialiser. Les participants se sont engagés à étendre leur coopération aux questions d’énergie, d’environnement et de sécurité, et à tenter d’amener de nouveaux pays dans le processus.

C’est une bonne nouvelle pour les gouvernements arabes, aux yeux desquels la menace d’un Iran doté de l’arme nucléaire, à quoi s’ajoute la prolifération des activités djihadistes, a renforcé l’attrait d’un accord régional sur la sécurité. Un groupe est cependant demeuré remarquablement absent du sommet : les Palestiniens.

Voyant se dissiper leurs espoirs d’un État indépendant, de jeunes Palestiniens désespérés ont fait connaître leur mécontentement en lançant une vague d’attentats terroristes contre des civils israéliens. On peut en déduire qu’une initiative régionale de quelque ampleur qui exclurait les Palestiniens pourrait fort bien s’avérer vaine.

Tant que les Palestiniens se sentiront pris au piège de l’occupation israélienne et abandonnés par leurs frères arabes, certains considéreront l’action terroriste comme leur seul moyen de défense. Dans un contexte de montée de la violence – qui probablement déclenchera une escalade de la réaction israélienne –, les dirigeants arabes vont devoir compter avec la pression de la rue, qui réclamera la rupture des liens avec Israël.

En outre, s’ils sont désireux de travailler avec Israël pour renforcer la sécurité régionale, les pays arabes ne considèrent pas que l’alignement du Néguev soit leur seule carte pour circonscrire l’Iran ; ils empruntent également les voies de la diplomatie – à juste titre. Mais les Palestiniens méritent eux aussi une diplomatie de la paix. Plutôt que de chercher à reléguer au second plan la tragédie palestinienne, le concert des puissances régionales doit, dans ses efforts pour bâtir un Moyen-Orient plus sûr, y répondre directement. Comme l’a récemment souligné le roi Abdallah II de Jordanie, l’implication de son pays sera, de plus, nécessaire.

La guerre en Ukraine a montré la fragilité intrinsèque des cadres de sécurité qui font fi des puissances refusant le statu quo. En ce sens, l’alignement du Néguev est porteur d’une mission diplomatique encore plus difficile – et plus essentielle – que ses participants ne semblent le comprendre. Ces derniers doivent intégrer à la construction d’une structure de sécurité régionale post-américaine les Palestiniens comme les Iraniens – les deux forces révisionnistes que les États-Unis n’ont pu pacifier durant les décennies de leur hégémonie au Moyen-Orient.

Traduit de l’anglais par François Boisivon
 
Shlomo Ben-Ami, ancien ministre israélien des Affaires étrangères, est l’auteur de Prophets Without Honor: The 2000 Camp David Summit and the End of the Two-State Solution (Oxford University Press, à paraître, 2022).
 
Copyright: Project Syndicate, 2022.
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