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mercredi, avril 24, 2024

Tribune. El Hachemi Cherif : un leader, une vision et un projet

Il est des noms, des lieux, des dates, des événements et des partis politiques qui marquent à jamais l’histoire des nations et qui laissent une trace indélébile dans le long chemin parcouru par les peuples. En Algérie, le parti d’Avant-garde socialiste (PAGS) a marqué une époque non négligeable du pays, du point de vue de l’histoire, des idées politiques progressistes et de l’engagement patriotique.

Cette vision politique avait pour but avoué une transformation radicale de la société et l’avènement d’une Algérie libérée des archaïsmes et tournée résolument vers le progrès. Le pari était décidément ambitieux dans une société à base communautaire et segmentaire dont les origines ethniques et géographiques sont le lieu de validation et d’officialisation des alliances politiques secrétées par et dans le moule des organisations sociales traditionnelles et coloniales.

Face à une écriture parcellaire et tronquée qui réduit le cheminement historique du parti à la portion inappropriée de « soutien critique », les ex-cadres du PAGS, ses ex-dirigeants, et particulièrement les élites d’obédience progressiste doivent raconter eux-mêmes leur histoire : leur contribution à la résurrection nationale et aux avancées démocratiques puis laisser les armes de la critique aux compétences des historiens.

Les militants politiques et les intellectuels ont un devoir particulier de responsabilité à l’égard de ce qui s’écrit sur la période après-guerre de l’Algérie. Ecrire l’histoire d’une époque, d’un parti et d’un mouvement, c’est écrire l’histoire des idées, des positions, des mentalités et des tâtonnements idéologiques. Si les régimes despotiques donnent toujours au pouvoir arbitraire une légitimité historique, morale ou révolutionnaire, force est de constater que l’écriture fragmentée, en revanche, dénigre et criminalise les autres versions de la même histoire.

En niant en permanence l’interdépendance et l’interaction des courants d’émancipation multiples dans la lutte contre le régime du parti unique et en mettant en exergue le fantasme exclusif d’une bipolarité entre le système et le courant culturaliste, cette stratégie d’écriture rend l’histoire postcoloniale « sans » histoire. Ceci dit, cette problématique n’est pas l’objet de cette contribution.

Nous consacrons cette tribune au combat singulier qu’est, celui d’El Hachemi Cherif. Il s’agit, en effet de l’évoquer, dans son historicité et dans son actualité, et pour le comprendre, il faut refuser la facilité des catégories et des certitudes. Ses réflexions et ses analyses sont d’une singulière lucidité: celle de la sensibilité moderniste algérienne. Avec lui, l’analyse pousse à l’extrême la conscience de soi. En revisitant son parcours, non seulement nous comprendrons la forme et le sens idéologique de ses écrits, mais aussi dans quelle mesure son œuvre reflète, évoque, raffermit et précise la nature de l’action politique et le sens de l’engagement patriotique.

Dans la lignée de l’opposition au coup de force en 1965, le PAGS a acquis son identité propre, ses visions, son langage et ses règles. L’une des premières taches de la culture de résistance de ce parti était de revendiquer, renommer et réhabiliter le politique et avec elle, une série de nouvelles affirmations toutes littéralement enracinées dans un projet national moderne. Dans cette phase, la nouvelle alternative était le passage de la conscience nationale à la conscience politique et sociale.

Le parti est devenu, au fil des années, un laboratoire privilégié de la réflexion politique et un creuset intellectuel ou le devenir national était au cœur de l’action et de la pensée de ses militants: le progressisme révolutionnaire, les rapports entre le système et la conscience de classe, socialisme et capitalisme, ou encore entre nationalisme et communisme. Au cours de cette période, une pensée révolutionnaire prend corps autour de l’idée d’une Algérie émancipatrice, libératrice et libérée de tout lien de vassalité et jouissant ainsi de toutes ses capacités.

Les années quatre-vingt ont vu une nouvelle carte mondiale se dessiner à l’ombre d’un communisme agonisant : enlisement progressif de l’URSS dans une longue et couteuse guerre d’Afghanistan, effondrement des blocs des pays de l’Est, et montée, dans les pays arabes, de l’islamisme suite au triomphe de la révolution islamique en Iran. L’islam politique était pressenti comme un substitut aux idéologies nationalistes qui exaltaient durant les années soixante et soixante-dix les masses arabes. L’Algérie, visée par les pourfendeurs de l’islam politique, était particulièrement exposée à l’offre théocratique : les diverses contraintes sous le règne de Chadli avec leurs effets multiplicateurs sur les dérives idéologiques et les processus de régression sociale, culturelle, spirituelle, morale et éducative ont préparé le terreau à la montée fulgurante de l’islamisme politique.

Au début des évènements du 05 octobre 1988, les manifestants tournent immédiatement leur colère contre les structures de l’Etat et du FLN. Les magasins d’Etat sont pillés, les édifices publics brulés et les locaux du FLN dévastés. La répression est brutale pour une lame de fond qu’Ali Amar, ministre de l’information de l’époque, qualifie de « chahut de gamins », une manière de rappeler que le pouvoir issue de la guerre de libération nationale qui a neutralisé les éléments démocratiques essentiels charriés par le mouvement national, demeure fondamentalement hostile à l’ouverture démocratique. Les islamistes récupèrent et encadrent le mouvement de protestation, avant même d’exister légalement et choisissent de s’opposer violement à la fois au pouvoir, incarné par le président de la république, au FLN, et à l’opposition démocratique.

Quand en mille neuf cent quatre vingt-dix, le PAGS, sans réflexion approfondie et aboutie participe aux élections locales, une crise s’est amorcée dans le parti et les problèmes, les incertitudes et les velléités de toutes sortes se décantent et aboutissent à une crise ouverte et explosive. Cette impasse, n’est en réalité, que l’expression d’un tournant historique imposant l’absolue nécessité d’un renouvellement stratégique de la ligne politique pour faire face à la fois à l’islamisme et la nature despotique et rentière du régime. C’est à nos yeux, une mutation et une priorité qui commandait un changement de nature de la lutte politique, devenue indispensable, à laquelle S. Hadjerès, A. Benzine, B. Khalfa et A. Akkache, malgré leurs états de service dans le mouvement national d’avant-garde, n’ont pas pu, su ou voulu se résigner. Les divergences qui couvent sur le déplacement du centre de la contradiction historique, la nature de l’Etat, l’orientation économique du régime et la sous-estimation de la montée en puissance de l’islamisme éclatent en mouvements de remise en cause du parti.

L’Algérie entre dans une aventure aux conséquences incalculables. La confrontation entre deux projets nationaux opposés se précise : le projet national démocratique et celui du projet national théocratique. Porteurs d’aspirations progressistes en rupture avec les modes traditionnels d’agrégation, A. Benhamouda, M. Boukhobza, A. Belkaid, H. Flici, D. Liabès, A. Senhadri et d’autres intellectuels patriotes en association avec le PAGS et le RCD, sous l’égide du Comité National de Sauvegarde de l’Algérie(CNSA), appelle à l’interruption du processus électoral au lendemain du premier tour des législatives de 1991. Convaincus que le pays allait tomber dans une théocratie totalitaire, il faut donc, stopper sa chute car un processus électoral ne pouvait donner victoire aux fossoyeurs de la démocratie.

C’est dans ces conditions particulièrement historiques qu’El Hachemi Cherif, entouré de jeunes militants qui venaient de rompre avec la clandestinité et ayant pour certains d’entre eux, subits les pires tortures et connus les affres de la prison, à l’issue de leurs arrestations à la veille des événements d’octobre 1988 créent d’abord, Ettahadi, puis Ettahadi-Tafat et, enfin le Mouvement démocratique et social (MDS). Ces militants deviendront rapidement les cadres incontournables et ses fidèles lieutenants jusqu’à sa disparition prématurée le 02 Aout 2005.

L’ambition du Mouvement démocratique et social était de doter l’Algérie d’un grand outil politique et de débat sur les principales questions nationale, dans l’ordre politique, sociale, stratégique ou économique, et ce, au niveau autant local que national et produire les conditions de l’émergence d’une élite d’avant-garde : les soldats de l’émancipation dans la formation, la prise de conscience, le patriotisme et le contact avec les masses populaires.

A la création de ce mouvement, une immense vague d’activités et de réflexions submerge son édifice. Ses cadres mettent en relation des expériences survenues de part et d’autres de la grande fracture mondiale. Ils réexaminent les grands textes et produisent une littérature critique des dictatures et idéologies qui ont trahi l’idéal de la libération pour l’intérêt immédiat de l’indépendance nationale. Ils réfléchissent sans cesse aux questions de fond posées par les grands récits de la légitimation de l’émancipation, sur les questions géopolitiques et s’intéressent également, aux transformations des structures sociales, économiques et politiques dans le monde. Enfin, et essentiellement, ils accordent une importance vitale à la problématique historique algérienne: la confrontation permanente et prolongée entre les porteurs du projet démocratique moderne et ceux se revendiquant du projet islamo-conservateur.

L’étude de la complexité historique du système rentier et spéculatif, qui s’est mis en place au lendemain de l’indépendance, et dont le cœur se trouve dans le secteur des hydrocarbures, conduit El Hachemi à formuler une lecture politique inédite. Pou bâtir sa réflexion, il développe un concept central dans son analyse, qui devient, au final, l’identité politique révolutionnaire du parti : la double rupture.

Celle-ci désigne, d’un coté, l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques, le pouvoir qu’elle exerce grâce aux croyances et aux valeurs qu’elle parvient à imposer à l’ensemble de la société et de l’autre, la nature despotique et rentière du régime. Cette alliance islamo-nationaliste repose, en premier lieu, sur un attachement indéfectible aux valeurs traditionnelles exprimées dans les conventions sociales : la morale et la religion, et évoque, en second lieu, un ensemble d’attitudes de croyances et de doctrines dont le point commun est l’hostilité à toutes les réflexions politiques soutenant des programmes de changement social révolutionnaire. Cette doctrine a une attitude générale favorable au maintien des institutions et des règles héritées du passé.

El Hachemi Cherif, déconstruit brillamment et méthodiquement les interactions entre ses deux tendances lourdes qui empêchent l’émergence d’une entité nationale moderne. Cette pensée majeure par laquelle s’identifie le socle politico- idéologique du Mouvement démocratique et social, située d’emblée dans le prisme d’une dynamique nationale à la fois anti-islamiste et anti-système, intégrant l’élément temps dans l’interprétation des faits, des pratiques et la dimension liée à la perception politique et au vécu des événements, marquera à jamais l’histoire des idées politiques de l’Algérie d’après guerre.

C’est l’ensemble des ces éléments qu’il parait utile d’analyser et qui devrait constituer, à notre sens, le point de départ de toute réflexion pour comprendre comment, une jeune génération de militants avant-gardistes, se trouvant désormais en état d’alerte, d’éveil et d’offensive s’engagent aux cotés de l’ANP et des patriotes dans la lutte contre le fondamentalisme islamiste devant laquelle les partisans de la théocratie finiront par capituler.

Cette période salvatrice et tragique à la fois est importante et décisive parce qu’elle suscite d’abord un élan progressif durable, puis une résistance soutenue et enfin une évolution de non retour jusqu’à la victoire finale contre la théocratie et qui n’était pas toujours sure et indemne d’aléas et de risques imprévisibles. Au cours de ce combat livré contre le fondamentalisme intégriste, le mouvement démocratique et social (MDS) a payé un lourd tribut, plusieurs de ses cadres sont tombés sous les balles assassines de l’hydre islamiste.

Pour dresser un barrage de protection contre l’accès au pouvoir des partisans de la théocratie, S. Chouaki, A. Chergou, M. Sellami, R. Guenzat, A. Belgacem et des dizaines de militants dévoués et intègres du parti ont consenti le sacrifice suprême.
Depuis qu’il s’est engagé dans les rangs du Front de libération nationale en intégrant les maquis de la wilaya IV historique et plus encore dans l’Algérie postindépendance, El Hachemi milite concrètement pour une nation moderne : d’abord, dans l’organisation révolutionnaire et populaire « ORP », ensuite dans le Parti d’avant-garde socialiste et enfin dans le mouvement démocratique et social.

Leader politique, homme de culture et intellectuel militant, lecteur assidu de K. Marx, F. Hegel, A. Gramsci, M. Lacheraf, S. Amin et E. Saïd, El Hachemi demeure convaincu de la légitimité de la révolution prolétarienne et du passage de l’indépendance nationale à la conscience politique et sociale. Selon lui, n’a de valeur que ce qui se repose sur une analyse de la réalité historique de chaque société et une connaissance réflexive qui doit tenir compte de l’expérience concrète de chaque nation. A cet égard, il se lance dans une analyse minutieuse des caractéristiques socio-historiques de l’Algérie en recherchant les éléments spécifiques qui progressivement ont anesthésié les mouvements progressistes.

A l’indépendance, il accomplit un remarquable travail culturel et novateur sur tous les plans. Dans ses recherches culturelles et travaux cinématographiques, il consacre une réflexion rigoureuse à des cultures lointaines, en leur témoignant l’estime qui leur était refusée par ailleurs dans le cadre restrictif du colonialisme et de l’impérialisme. Il explore les traditions locales et ses rapports à la modernité et accumule les notes culturelles et les analyses en rapport au combat au profit de la décolonisation mondiale. Il réalise plusieurs films à l’instar du long métrage les chiens en hommage à la lutte du peuple sud Africain contre le régime de l’apartheid et au combat de Nelson Mandela, l’hommage à l’Emir Abdelkader et poussière de juillet avec Issiakhem et Kateb Yacine.

Selon El Hachemi, la culture n’est pas un ensemble de formes symboliques mais d’actes politiques devant se réinventer dans l’action de libération. A cet égard, la culture est en avance sur la politique. Il considère, en effet, que toutes les cultures s’interpénètrent, toutes sont hybrides, hétérogènes, extrêmement différenciées et dont l’histoire est celle des emprunts. Les formes culturelles sont mêlées et impures, elles ne sont pas imperméables, il s’agit plutôt d’appropriations, d’expériences communes et d’interdépendances de toutes sortes entre cultures et identités. C’est une norme universelle et c’est le cas aussi en Algérie. La tache d’un intellectuel politique qui réfléchit à la culture est donc de ne pas prendre pour naturelle la politique identitaire, mais montrer comment toutes les représentations sont construites, à quelles fins, par qui et à partir de quoi et pour quel objectif ?

Grace à la qualité intellectuelle d’El Hachemi Cherif, le dynamisme de son encadrement, et l’excellence de ses lieutenants , le Mouvement démocratique et social (MDS) s’est rapidement imposé comme un think-tank national de premier plan dans le domaine de l’initiative anti-théocratique, un lieu de l’élaboration théorique, de réduction d’incertitudes, de productions d’analyses et d’idées pour l’action, mais aussi de façon indissociable un lieu de contact avec les plus hautes personnalités politiques, économiques et scientifiques de tendance progressiste. L’Algérie, selon lui, n’est pas seulement le lieu à partir duquel il pense, elle est le sujet même de cette pensée et c’est aux algériens qu’il s’adresse en premier lieu. Son Algérianité est irrémédiablement tournée vers la modernité et l’universalité, et sera le point de départ de sa philosophie dans la double rupture.
Ses idées influenceront non seulement ceux qui, à l’époque cherchaient à comprendre la dynamique de la libération moderne, mais également ceux qui s’opposaient au projet théocratique ouvertement revendiqué et assumé par les islamistes. Si l’on réexamine les objets propres de ses pensées, la sorte de lexique qu’il développe, ses méthodes d’analyse et la pertinence de ses grilles de lectures dans les conditions contemporaines, c’est-à-dire post indépendance, on constatera qu’une importance première est accordée à la déconstruction du projet national de compromis avec l’islamisme politique et à la réflexion sur l’ordre démocratique moderne. Sans ses approches sur la nature du projet théocratique, le potentiel révolutionnaire anti-intégriste n’aurait sans doute pas pris la forme qu’elle finira de prendre.

Sa pensée s’adresse au peuple algérien et fait œuvre de pédagogie politique. Le travail des élites nationales, politiques, culturelles et économiques émancipatrices, est d’œuvrer ensemble à la production d’une culture ancrée politiquement dans la modernité. L’émancipation dans son engagement ne peut être strictement individuelle, il la conçoit dans une dimension nationale en tant que destin collectif qui engage l’Algérie dans une révolution culturelle et politique moderne. Il offre aux algériens un diagnostic de leurs faiblesses internes et des risques de réaliénation contenus dans le processus de démocratisation en cours, en particulier tant que les masses potentiellement progressistes ne sont pas politisées par les élites, tant que le champ est laissé libre aux islamistes et aux forces archaïques rétrogrades de produire les conditions d’oppression et d’aliénation.

Il serait injuste, donc, d’occulter les thèmes d’une actualité brulante au sujet desquels El Hachemi nous mettait sans cesse en garde, contre les dangers du révisionnisme islamiste et de l’extrémisme identitaire. Ce n’est pas dans les grandes espérances que réside une demande radicale, mais dans la vigilance sourcilleuse de la pensée critique à l’égard de tout ce qui concourt à favoriser la perversion à travers une réécriture permanente de l’histoire d’après guerre de l’Algérie.

El Hachemi est perçu, aujourd’hui, comme le grand théoricien de la déconstruction de l’islam politique, nul avant lui, en Algérie n’a su analyser les circonstances de la production de l’islamisme, son interdépendance avec le système et sa filiation et interaction avec la nébuleuse fondamentaliste internationale. Il y a dans ses analyses des arguments originels majeurs qui éveillent les consciences populaires et qui alertent l’élite progressiste sur l’incompatibilité de l’islamisme avec la démocratie moderne. Dans tous ses textes, le développement de l’argumentation est fondé non sur le théorique mais sur le vécu, point de départ du développement de sa pensée.

L’enfant de la Soummam s’est employé à forger un projet d’intégration politique s’appuyant non pas sur une revendication historique ou identitaire, mais sur les principes universels dégagés par la raison. Son dessein est de réaliser l’union de la communauté politique moderne autour de valeurs universelles, de cette manière, il entend définitivement dépasser tous les projets particularistes qui, à force de glorifier des consciences politiques régionales fondées sur la culture ou l’ethnie, font germer des visions séparatistes. Il y a même danger, selon El Hachemi, à penser la citoyenneté en termes d’identité et la solution la plus raisonnable consiste à dissocier clairement le niveau de l’intégration politique des citoyens et le niveau d’intégration culturelle des individus. Ainsi pourrait-on souhaiter voir émerger, d’après lui, une entité nationale démocratique. Le rôle des élites modernes est de lutter sur le même terrain en élaborant une réforme intellectuelle et morale capable de mobiliser les masses populaires. Leur intervention est essentielle pour que la masse dispersée, dont la conscience s’est dissoute en partie dans l’idéologie islamiste, distingue ses intérêts de classe, acquiert son autonomie morale et s’organise collectivement en groupe homogène. Ce modèle de l’Etat postcolonial renouvelle indiscutablement la réflexion philosophique sur la place de la modernité en Algérie.

El Hachemi Cherif qui recoupe les événements historiques de l’Algérie, dont il fut l’un des acteurs les plus actifs aux prises avec des situations singulières, ne s’est pas « trompé de peuple » et ne l’a pas traité « d’el gâchis ». Bien au contraire, il avait une foi inébranlable en lui et savait que la révolution de novembre est fondamentale, irréversible et est en perpétuel approfondissement. Son analyse de l’évolution des sociétés modernes l’incite à repenser largement les rapports politiques nationaux et internationaux. Il réinterroge à cet égard les deux grandes notions sur lesquelles se sont forgées les démocraties : l’Etat et la nation, en incitant à dépasser le simple constat et d’apporter des réponses innovantes.

Le concepteur de la double rupture était persuadé que la démocratie moderne n’est possible en Algérie qu’une fois atteint le stade d’accumulation avancée et lorsque les conditions objectives de sa réalisation seront réunies. Ce stade de l’évolution historique est déterminé par la convergence de trois traits distincts : la conscience politique des masses populaires, la convergence des forces modernes et l’affaiblissement du système par ses propres contradictions internes.

Les acteurs politiques et associatifs progressistes ont la tache primordiale de produire les conditions historiques avec leur conception politique, leur rôle à diriger et leur discours à éveiller les consciences des citoyens. Il convient donc, de repenser les conditions d’organisation de l’opposition démocratique et il s’agit, par conséquent, de mobiliser l’ensemble des forces sociales et politiques émancipatrices pour que se forme un espace public national. C’est à cette condition que pourra prendre forme une conscience nationale algérienne moderne, clé de voute d’une citoyenneté affranchie des appartenances ethniques, culturelles et religieuses.

Toute sa vie durant, le fils de Toudja met ses forces et son intelligence pour amorcer une voie nouvelle et révolutionnaire pour poser et résoudre fondamentalement la question de la modernité. Depuis ses vingt ans, il engage toute son énergie à ce long combat pour une Algérie de justice et de progrès social. Sa participation à la lutte politique progressiste a joué un rôle crucial dans la formation d’une élite nationale, ce qui a conduit à un élitisme de l’intelligentsia qui s’est enraciné dans la perspective d’une regénérence radicale de la culture nationale. La conscience qu’il en a et la clarté de sa vision renforcent la dureté de son engagement et de sa radicalité.

El Hachemi Cherif né le 05 octobre 1939 à la Soummam et mort le 02 Aout 2005 à Alger eut une vie intense marquée par une action tranchante et une pensée libre. Ses positions radicales et dérangeantes ont longtemps suscité l’incompréhension de la classe politique, pendant que la double rupture constitue la pierre angulaire sur laquelle est bâtie, entre autre, une réflexion sur la modernité, l’équilibre des droits et la recherche d’une liberté collectivement partagée. Il entreprend de dépasser les cadres féodaux et tribaux, qui selon lui, sont les lieux d’un investissement affectif contraire à la politique d’ouverture guidée par la rationalité.

Au début des années quatre vingt-dix, il s’impose sur la scène nationale comme le politique le plus virulent à l’égard de l’islamisme et, plus largement, à l’égard de la domination exercé par le système despotique et rentier. Il acquiert sa réputation d’anti-islamiste ardent, alors qu’il devient, en pleine guerre contre les partisans du projet théocratique, l’un des principaux porte-parole des patriotes. Condamné à mort par la matrice intellectuelle de l’islamisme, il échappe miraculeusement à un attentat exécuté minutieusement par l’un de ses bras armés, le Front islamique du djihad armé(FIDA), spécialisé dans l’assassinat des intellectuels et des politiques de tendance progressiste. Sa défense inconditionnelle de la conception moderne de la nation, mêlée à son refus des conformismes intellectuels et de l’entrisme politique, l’amènent à des positions radicales, sévèrement critiquées par les démocrates participationnistes et singulièrement par les islamistes et les rentiers. Soucieux de conserver son indépendance d’esprit, il refuse ouvertement de s’inscrire dans les luttes de clans.

Dix sept ans après sa disparition, une fissure est encore repérable dans les innombrables confrontations internes au sein du parti et partout dans sa périphérie. Les cadres du parti ne purent à ce jour, articuler une parole de dépassement, ouvrant des horizons de sens et d’espérance, ni fournir, en alternative, une pensée capable de surmonter la crise née de la mort de son chef charismatique. De cette impasse émane un sentiment de gâchis, de désespoir et de tristesse que les militantes et militants n’ont pas encore entièrement compris, et duquel ils ne sont pas tout à fait remis.

Pourtant, autrefois confinée dans la minorité du Mouvement Démocratique et Social(MDS), jusque-là ignorée ou contestée, la pensée d’El Hachemi se révèle soudainement être adaptée à la conquête du pouvoir et sa vision s’est renforcée quand, dans notre pays, au tournant majeur du Hirak national pacifique et rassembleur, des millions d’algériens et algériennes se sont dressés, impétueux et invincibles, tel un ouragan contre le système despotique.

Pendant que le peuple tente de briser toutes les chaines et creuser les tombeaux de l’islamisme et du système, intellectuels et militants politiques s’évertuent, quant à eux, de l’abstraire de ces conditions historiques pour reconstruire son discours, au nom d’autres principes ou d’autres luttes, en niant en permanence sa pensée majeure : la double rupture.

Cette double rupture n’est pas la grande pensée d’El Hachemi, elle est sa pensée suprême et son testament politique.

Par Mustapha Hadni

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