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dimanche, septembre 24, 2023

Revue de Presse. Au coeur du « Chinatown » d’Alger

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A la nuit tombée, sur une placette d’Alger, des Chinoises tournent en rond. Par groupe de deux, parfois trois ou quatre, elles cheminent à pas rapides, toujours dans le sens inverse à celui des aiguilles d’une montre, autour de l’esplanade qui marque l’entrée du quartier de Bab Ezzouar, dans l’ouest de la capitale algérienne.

Au centre, leurs maris discutent, esquissent quelques gestes minimalistes de gymnastique et gardent un œil sur la ronde des marcheuses. Question de sécurité. Sans la présence des hommes, les Chinoises sont trop souvent «embêtées», euphémise un jeune professeur algérien, habitant du quartier.

Depuis une quinzaine d’années, des commerçants originaires de la province côtière du Fujian, dans le sud-ouest de la Chine, se sont installés dans ce bloc de petits immeubles de 10 hectares baptisé Boushaki. Ils ont ouvert des boutiques de vente en gros dans tous les garages de rez-de-chaussée. Hormis pour des livraisons, ou pour des courses au centre commercial moderne de Bab Ezzouar, les Chinois ne sortent quasiment jamais de Boushaki. De toute l’Algérie, les revendeurs viennent se fournir ici pour garnir leurs étals, légaux ou informels. Les prix sont réputés être les plus bas du pays.

Dès 6 heures du matin, les camionnettes se garent devant les boutiques, des hommes en survêtement en sortent pour inspecter la marchandise. Surtout du linge de maison, mais aussi des sacs et des chaussures. Les échanges verbaux entre les clients et les vendeurs ne dépassent jamais trois ou quatre mots, en arabe ou en «français apache». Entre professionnels, on pointe beaucoup du doigt, calmement. Les calculatrices passent de main en main. Quand une affaire est faite, les cartons de marchandises frappés d’idéogrammes sont vite chargés à bord des véhicules, immatriculés dans toutes les wilayas (provinces) d’Algérie.

«Pillage»

Il y a dix ans, les habitants de ce quartier conservateur s’inquiétaient de l’expansion rapide de la communauté chinoise. Boushaki s’est même soudainement embrasé, en 2009, lorsqu’une altercation entre un commerçant chinois et un Algérien a dégénéré. «Une insulte a entraîné une gifle, qui a provoqué une bastonnade, qui a tourné à l’émeute, puis au pillage généralisé», résume un témoin d’alors. La police avait dû boucler la cité pendant trois jours pour protéger les Chinois. «Depuis, il y a eu des excuses, et la situation s’est calmée. On travaille ensemble, même si on continue à se méfier.» Pays d’émigration, l’Algérie reste paradoxalement très frileuse sur son immigration.

La crise économique provoquée par la chute des cours du pétrole – les hydrocarbures représentaient 70 % des recettes budgétaires de l’Etat algérien entre 2002 et 2014 – est pourtant en train de tuer cet embryon de Chinatown. «Les affaires sont mauvaises car le pétrole est bas. Les prix ont beaucoup augmenté, les Algériens n’ont plus d’argent à dépenser dans nos produits, ils se concentrent sur l’alimentation», soupire un importateur chinois de 45 ans, un grand verre de thé fumant à la main. Il est l’un des rares à accepter de témoigner. A la vue d’un journaliste, les autres grossistes froncent les yeux. «Pas parler»,répondent-ils systématiquement. «Avec votre carnet et votre crayon, ils vous prennent pour un fonctionnaire. Comme ils ne payent pas leurs impôts, ils paniquent», s’amuse un employé algérien.

Le buveur de thé vert et sa femme sont arrivés directement de Fuzhou, la capitale du Fujian, l’an dernier, pour vendre des rideaux. Leurs deux enfants, de 20 et 21 ans, sont restés en Chine. «Je ne peux pas baisser davantage les prix, on ne va pas tenir longtemps», dit-il. La population chinoise de Boushaki a déjà fondu. De 800 habitants en 2013, elle est passée à une grosse centaine aujourd’hui.

Opportunités

Installé dans sa chaise en plastique posée sur le trottoir, salué par tous les passants, Keskas Lakhdar, 67 ans, a assisté à ce déclin. Le «plus vieil habitant du quartier» autoproclamé, gilet en jean, faux air de Sean Connery (vieux), l’avoue très simplement : «Au fond de nous, on ne veut pas d’eux. C’est triste à dire, je sais, mais je vous dis la vérité. Pourtant, je suis un voisin très cordial…» Il pense que le prix du baril n’explique pas à lui seul la vague de départ. «Ils n’ont pas les mêmes pratiques commerciales que nous, assène le doyen de Boushaki. Ils se « cassent » entre eux, c’est-à-dire que si l’un est plus riche, il va baisser ses prix pour faire davantage de ventes que son voisin. Or son voisin va s’aligner, et peut-être même baisser encore plus ! En temps de crise, ils finissent par couler. Heureusement, l’islam nous interdit une telle guerre des prix.»

Quand les affaires vont mal, les vendeurs algériens peuvent surtout compter sur un réseau de solidarité informel. La famille, les amis, les autres commerçants permettent de tenir en période de vaches maigres. Les Chinois, coupés du reste de la société, n’ont pas cette résilience. Plusieurs dizaines de milliers de compatriotes sont bien employés sur tous les chantiers du pays – la grande mosquée d’Alger, le nouvel aéroport ou encore les immeubles d’habitation qui sortent de terre à un rythme effréné – mais ces travailleurs vivent dans le huis-clos des sites de construction.

«Avec la baisse du dinar, c’est difficile de s’accrocher. Les importations coûtent plus cher», se désole un autre grossiste en rideaux de 37 ans, lui aussi originaire de la province du Fujian. Il s’est installé à Alger en 2014. Ses deux enfants, d’une dizaine d’années, n’ont pas fait le voyage. Tout en faisant l’inventaire de sa dernière livraison, il surveille du coin de l’œil le fils d’une voisine, qui tente d’escalader le trottoir devant sa boutique. Celui-là est né à Alger, mais dès qu’il aura l’âge d’aller à l’école, il sera envoyé dans le Fujian. Les enfants chinois ne sont jamais élevés en Algérie.

«Le cas de Boushaki est révélateur d’une tendance des migrations internationales chinoises dans les nouveaux pays d’immigration, marquée par l’exploitation de l’opportunité économique du moment plus que par la volonté d’une installation durable, écrivait le chercheur Jean-Pierre Taing, dans une étude consacrée à l’immigration chinoise à Alger conduite en 2013. Tous les commerçants de Boushaki associent leur avenir à long terme avec un retour en Chine.»

Agression

Le vieux Keskas Lakhdar estime par ailleurs que les Algériens, «jaloux», ont su rapidement copier les filières d’importations chinoises. «A partir de 2008, nos commerçants sont eux-mêmes allés en Chine pour rapporter des vêtements, des parapluies, des jouets ou des chaussures, par conteneurs entiers… Il fallait les combattre par leurs propres armes.» Il a, par le passé, loué des appartements aux Chinois à Boushaki. «Au tout début, ils habitaient à plusieurs familles dans des lits superposés, au fond des boutiques. Puis, peu à peu, ils ont pu louer des logements, un pour chaque ménage. Aujourd’hui, ces mêmes logements se vident.» Toutes les maisons du quartier sont construites à l’identique : un garage sur deux niveaux, où est entreposée la marchandise ; au-dessus, deux étages d’habitation, occupés par les familles des commerçants.

Tout le quartier a récemment été repeint. Pour faciliter la cohabitation, après les émeutes de 2009, la plupart des grossistes chinois ont choisi d’employer des Algériens pour surveiller les boutiques et effectuer le travail de manutention. «Ce sont même les habitants du quartier qui les protègent contre les voleurs, désormais», jure le maire adjoint de Bab Ezzouar, assis sur le rebord d’une dalle qui longe Boushaki. Il a pourtant sur son téléphone la vidéo de l’agression, en janvier, d’un vendeur chinois par de jeunes Algériens. «C’était un vol, de nuit, ça arrive partout malheureusement», minimise-t-il. Devant lui, une Chinoise vient d’arriver sur la place en tenant par la main son jeune fils. Il est 19 heures. Le gamin commence à taper maladroitement dans son ballon, avant que deux adolescents algériens ne l’interceptent. La mère exige qu’ils rendent le ballon, les moqueries et les insultes fusent : les jeunes, rigolards, continuent à se passer la balle. Ni le maire adjoint ni ses amis n’ont esquissé le moindre mouvement.

Source : Libération 

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