D’une manière précise, la migration intellectuelle en Algérie, n’est pas déterminée, par sa dimension économique, mais elle reste, du point de vue socio-historique, éminemment politique, liée fondamentalement au tryptique, droit de l’homme, liberté de pensée et état de droit.
La panne historique dans ce passage à la modernité politique en Algérie a transformé la société en général et les élites en particulier en « foyers dormants » pour l’émigration.
L’analyse rétrospective nous confirme le caractère contemporain de la migration algérienne. Elle est liée à « l’âge » des dominations coloniales, c’est-à-dire à des facteurs exogènes qui prenaient un caractère structurel et d’aliénation dans des sociétés colonisées.
L’histoire de la migration algérienne depuis 1830, a été un mouvement politico-religieux anticolonial, où toutes les vagues de familles s’installaient librement dans les « terres d’Islam »46 (Maroc, Tunisie, Syrie), pour prendre, au fur à mesure des événements successifs à la colonisation, notamment depuis les années 20, un caractère politico-économique (premiers émigrés algériens vers Marseille en France). Elle devient après l’indépendance, pour la quatrième génération, essentiellement celle des compétences et des élites intellectuelles, différemment des trois générations qui la précédent, un mouvement sociopolitique de contre hégémonie, pour s’exiler, dans leur majorité, dans des pays occidentaux, notamment en France.
L’enjeu des mobilités des élites intellectuelles est politiquement éminent entre les Etats, anciennement colonisés, le cas de l’Algérie et les anciennes entreprises coloniales, comme, le souligne Thomas Brisson, « On ne peut tout d’abord que remarquer le curieux paradoxe
qui fait que les migrations intellectuelles arabes aient été si peu étudiées en comparaison des migrations économiques, alors qu’elles ont débuté il y a plus de deux siècles. Se laisse voir, par la, combien l’analyse scientifique du fait migratoire est liée à sa dimension
politique, et combien la figure du migrant reste informée par les migrations économiques au point d’avoir laissé dans l’ombre d’autres formes de déplacement. Curieux déséquilibre qui dit aussi quelque chose de la perception française des rapports avec le monde arabe ».
Dans les deux situations historiques, avant et après l’indépendance, l’hégémonie avec toutes ses formes, a mit les élites intellectuelles dans des situations de cooptation ou d’exclusion.
Ces tendances d’exclusion et de cooptation des élites intellectuelles, après l’indépendance, s’accentuent davantage avec la crise de gouvernance qui paralyse toute activité autonome de la recherche et de la pédagogie ; elles ont comme effet pervers, l’étouffement des enseignants-chercheurs dans leur ambition intellectuelle et leur épanouissement dans leur carrière professionnelle, pour se retrouver dans des situations de mobilité forcée vers d’autres pays plus attractifs.
En effet l’Algérie a enregistré depuis les années quatre vingt dix, des départs massifs de médecins, informaticiens et enseignants chercheurs. Les départs forcés des universitaires algériens durant les années quatre vingt dix, ne sont que des aboutissements de luttes idéologiques contradictoires dans une logique politique unanimiste, niant toute forme de contrat social entre les différents acteurs politiques qui ont structuré le champ politique algérien, depuis la naissance du mouvement national.
La migration intellectuelle algérienne est dans sa profondeur, un mouvement sociopolitique de contre hégémonie; c’est-à-dire une forme de contestation sociale, exprimant une double opposition :
Opposition au politique dominant, caractérisé par une idéologie unanimiste, adoptée par le Parti-Etat ( FLN), juste après l’indépendance , comme une « raison d’étatʺ, et une opposition au processus de marginalisation symbolique, due a la gestion de la rente pétrolière, empêchant la formation autonome des corps professionnels.
La génération des élites intellectuelles, notamment celle des enseignants-chercheurs universitaires, à subit depuis les années soixante dix, à l’image de tous les champs sociaux professionnels « un mode de gestion bureaucratique » holiste, mettant cette élite dans une
position d’externalité par rapport au fonctionnement naturel de l’Université. Le tout politique, centralisé et contrôleur de tous, a « dénaturé systématiquement le fonctionnement de l’Université et a perverti la vocation réelle de la recherche » et le métier de
l’enseignant, pour le transformer par la suite, en un lieu de reproduction des rapports idéologiques dominants.
Du coup, « L’appareil idéologique » que n’avait jamais cessé d’être
l’Université, s’affinait davantage dans la modulation d’un discours qui va rapidement connaitre ses limites devant le désenchantement qui va caractériser le reflux développementaliste.
Dés lors les enjeux se radicalisent, les illusions se dévoilent, l’institution perd de ses finalités de promotion sociale ; l’arabisation apparaît pour ce qu’elle a toujours été, un vaste mouvement de déclassement social qui allait en s’élargissant. Du même coup s’achevait dans un procès de désinstitutionalisation généralisée, la déqualification des produits de l’institution et s’exprimaient les limites de ceux-ci à se constituer en intelligentsia porteuse de sens, relativement autonome par rapport à l’Etatʺ.
Le champ universitaire algérien a connu de profondes fissures idéologiques depuis les années quatre vingt dix, période des affrontements idéologiques transgénérationnels, hérités de l’histoire du mouvement national des années 20. Ces affrontements entre les élites arabophones et francophones, ont dialectiquement affecté le corps social de l’Algérie post coloniale. Les oppositions idéologiques symboliques : symboliques dans leur forme linguistique et communautaire entre ces deux élites qui structurent la société et le
champ universitaire, ʺ laissent la place à des affrontements plus explicites depuis octobre 88, période décisive, où les jeux et les enjeux se radicalisent entre ces deux tendances idéologiques, qui incarnent des conceptions radicalement opposées de la sociétéʺ Ces
soubassements idéologiques non élaborés et qui se sont constitués en imaginaire social conflictuel, ne vont pas tarder à se mettre en surface pendant la période des années 90, pour devenir un référentiel idéologiques, justifiant le conflit sanglant et le passage a la violence
physique contre les intellectuels.
C’est dans ces conditions d’impasse idéologique que des habitus migratoires, notamment pour la quatrième génération, celle des francophones, trouveront un sens pratique, a un processus de désillusion, qui a commencé à donner ses effets à partir des années
quatre vingt. Du coup, ʺbeaucoup d’enseignants de rang magistral ont tiré les conséquences d’une situation devenue, pour eux, intenable et ils s’exilent….En vérité la contradiction est plus profonde : ce n’est pas seulement parce qu’ils ne se « retrouvent » plus dans l’Université algérienne où qu’ils ne la reconnaissent plus que ces professeurs
partent, mais c’est parce qu’ils ne se « retrouvent » plus dans la société qui a changé trop vite et trop profondément, et pas dans le sens qu’ils attendaientʺ.
En effet le départ des enseignants universitaires algériens, n’est guère pour des raisons économiques, mais vécu comme un « mal nécessaire », du a une transition sociétale caractérisée par un basculement de rapports de forces, dans un processus de désinstitutionalisation de l’université avec l’effondrement systématique de l’option développementiste, dont une partie était « organiquement » engagée ou soutenait passivement ce projet national. Même sort pour le secteur de la recherche et le champ
universitaire qui ont subi une ponction du politique dominant, depuis 1971, notamment en sciences humaines, « qui les a voulues opérationnelles, qui les a technicisées. Processus qui s’est continué dans une massification non contrôlée et qui s’est affirmée à travers
leur idéologisation et leur politisation au point que, beaucoup d’enseignements n’étaient plus que la traduction du discours politique, notamment au moment de la production des chartes ». Les conséquences de cette interférence sont énormes sur le fonctionnement de l’enseignement et la recherche scientifique. ʺ Certains, parmi ceux qui ont choisi de continuer dans l’enseignement supérieur et la recherche,…arrivent à la conclusion que l’unique
solution réside dans le départ a l’étranger, la où on peut retrouver ce que l’on a essayé vainement d’installer iciʺ. C’est dans cette situation complexe, que nous essayerons de
décrypter le processus migratoire qui a affecté les enseignants chercheurs algériens, puis les formes d’exil qu’il a revêtues et, enfin, la problématique du retour dans la mesure où celui-ci est envisagé. Il s’agit d’un processus sous forme de trois moments narratifs, c’est- à-
dire, trois âges contextuels, déterminants les représentations et les attitudes de ces enseignants-chercheur.
LE PROCESSUS MIGRATOIRE
ʺC’est un moment très difficile parce que, quand on prend cette décision c’est le Rubicond qu’on franchi. On sait ce qu’on a laissé derrière, mais on ne sait pas du tout ce qu’on va trouver devant soiʺ (Y, Anthropologue, installé en France, depuis 1994).
La mobilité des enseignants- chercheurs algériens, est déterminée fortement par deux grandes situations socio-anthropologiques, liées systématiquement entre elles ; l’habitus migratoire, considéré comme une prédisposition d’un système référentiel de l’élite algérienne, d’un coté, et de l’hégémonie politique, d’un autre coté, imposée comme
ordre social, à la société et ses institutions (l’université et la
recherches, dans notre cas).
Du coup, la double dénaturalisation des rapports sociaux et le lien social (acculturation forcée et déculturation), juxtaposée, à celle, déjà imposée par l’entreprise coloniale, a profondément affecté la société algérienne, et elle a comme effets, les dysfonctionnements anomiques des institutions (le cas de l’université et le système de recherche).
Pour ce qui de la mobilité des élites algériennes, la problématique des droits de l’homme et d’Etat de droits, est déterminante. La mobilité est profondément politique, liée systématiquement a des prédispositions migratoires (habitus), élaboré en ʺimaginaire dormant/ en veilleʺ, et qui ne tardent pas à surgir, à partir des années 80, après l’effondrement de l’Etat providence- rentier, en 1986 (chute du prix du baril de pétrole) , et ses conséquences sur le déroulement des événements sanglants des années 90 (l’assassinat et la fuite des intellectuels, dans le cas de notre étude).
Le processus migratoire, est une dynamique dans les représentations et les attitudes des enseignants-chercheurs, déterminées par des contextes politiques de l’Algérie. Le processus
migratoires peut obéir a deux logiques contradictoires ; des processus de rupture assumée en douceurs dans le temps et un processus de rupture violente, du à des contextes dépassant les limites de l’imprévisible (le cas des assassinats et les menaces physiques des
intellectuels). Du coup, des agents sociaux (cas d’enseignants chercheurs) se trouvent dans des situations d’incertitudes, d’inquiétudes, de psychoses et de délire collectif.
Dans ces conditions, la dynamique migratoire devient une « contagion collective», obéit à deux paramètres psychosociologiques, renforçant davantage des départs systématiques ; la « contagion mentale » et l’intuition collective. La contagion mentale est vécue par les intellectuels qui ont déjà perdu leurs amis un certain Mardi, ou qui sont déjà partis et qui ont fait preuve de réussite, et qui se sont constitués en réseaux par la suite. Par contre, les intuitions, sont des formes déductives et une perception d’une situation. C’est le cas, des
intellectuels algériens, qui se trouvent dans la même position d’engagements publics, politiques et scientifiques similaires, qui ont été objet de tentatives d’assassinat, ou d’exclusion ; ils considèrent que l’avenir proche ou lointain, leur réserve le même sort (a qui le tour ? Comme disaient nos interviewés après avoir perdu leurs collègues). C’est une catégorie d’universitaires et d’intellectuels en général, qui ne sont pas menacés directement comme certains, mais ils ont, intuitivement, a tord ou a raison, « deviné leur sort », s’ils
insistaient pour rester, comme le souligne explicitement l’un des professeurs, en exprimant ses angoisse de mort, ʺC’est facile pour eux. Par conséquent ils frappaient. Ils tuaient. Je savais très bien qu’allait venir mon tour. Tu comprends ? Donc …et puis j’avais constaté que quelques uns d’entre nous étaient frappés le mardi …oui régulièrement le mardi… Le mardi à 9h du matin ou à 18h. Donc j’ai compris qu’il s’agissait peut être d’un rituelʺ. (A. B, professeur, installée en France depuis 1994). Un autre exprime son angoisse par rapport aux séries d’assassinats d’intellectuels algériens pendant les années 90, ʺ J’avais peur. Je n’ai pas reçu de menaces, mais j’avais peur. Parce que, si vous vous rappelez à l’époque, on commençait à liquider un certain nombre d’universitaires, intellectuels, journalistes
et autres, donc je me disais peut être qu’un jour, on ne sait jamais, ça pourrait nous arriverʺ. (D, MC, 58 ans, installé en France depuis 1994).
L’analyse rétrospective de la trajectoire (scolaire, professionnelle,civique et sociale) des universitaires algériens installés en France, est un moment biographique, ou se mêle le subjectif et le structurel ; c’est- à-dire ʺ cette articulation du biographique (par lequel se construit l’identité pour soi, revendiquée par les individus) et du structurel (par lequel se reconnaissent les identités par autrui, qui sont socialement légitimes, a un moment donné)…tout le monde est concerné par cette construction identitaire, qui constitue un processus conjoint des individus et des institutions dans la construction sociale des
catégories ».
Nous prenons le sens de l’identité professionnelle à travers la définition de Claude Dubar pour désigner « des manières socialement reconnues, pour les individus, de s’identifier les uns les autres, dans le champ du travail et de l’emploi »68. Des manières sociales identifiables à travers les discours des enseignants-chercheurs, de leurs engagements politique, familiaux et même leurs exhicorporel….Donc, dans leur façon d’être socialement reconnu/
méconnu par la société. En plus de la visibilité sociale, s’ajoute,
l’identification professionnelle entre les pairs, en termes de notoriété scientifique et pédagogique. Ces deux processus d’identification sociale et professionnelle sont le produit comme le souligne toujours Dubar, d’un double compromis entre une identité pour autrui
(assignée notamment par l’institution, dans le cas des enseignants chercheurs et intériorisée ou non par ses derniers) et une identité pour soi (liée a la biographie, la trajectoire scolaire et l’identité visée). C’est dans ces deux figures identitaires (pour autrui et soi), que se
structure graduellement, le champ universitaire et s’autonomise, pour se singulariser des autres champs sociaux, notamment du politique.
Or, l’interférence systématique du politique dans la gestion de l’université et de la recherche en Algérie, ne sont que des ʺalibisʺ d’un système rentier, qui a systématiquement, au fur et a mesure des réformes successives introduites dans l’université et le système de
recherche, fonctionnarisé le métier de l’enseignant- chercheur et fait éloigner l’université et la recherche de leurs vocations réelles.
Notre démarche s’inscrit dans une approche sociologique des professions. Elle a comme objectif d’appréhender la dynamique des ʺidentités professionnellesʺ70 des enseignants chercheurs algériens installés en France. Notre échantillon71 a été interrogé sur la base d’un guide d’entretien structuré. L’entretien est de type semi directif et il est élaboré systématiquement en fonction de la problématique des trajectoires scolaires et professionnelles des interviewés.
Les récits de vie en tant qu’approche « inductive ou déductive, ou les deux à la fois, dans une itération entre théorie et analyse des données du terrain » ont pour objectif d’expliquer le sens commun. Un sens en rupture avec les récits romanesques, en mettant en valeur
l’agent social dans ses interactions dans un temps et un champ social bien déterminés. L’analyse sociologique a pour alternative de « construire la notion de trajectoire comme série des positions successivement occupées par un même agent (ou un même groupe) dans un espace lui – même en devenir et soumis a d’incessante
transformations ».
Dans ces conditions sociales » les événements biographiques se définissent comme autant de placements et de déplacement dans l’espace social, c’est-à-dire, plus précisément, dans les différents états successifs de la structure de la distribution des différentes espaces de
capital qui sont en jeu dans le champ considéré. Le sens des événements conduisant d’une position à une autre (d’un poste professionnel a un autre…..) se définit, de toute évidence, dans la relation objective entre sens et la valeur au moment considéré de ces positions au sein d’un espace orienté. C’est-à-dire qu’on peut comprendre une trajectoire …… qu’a condition d’avoir préalablement construit les états successifs du champ dans lequel elle s’est déroulée, donc l’ensemble des relations objectives qui ont uni l’agent considéré….a l’ensemble des autres agents engagés dans le même champ et affrontes au même espace du possible ».
Ce texte a été tiré de l’étude réalisée par le Chercheur au Centre de Recherche en Économie Appliquée pour le Développement (CREAD), Karim Khaled.