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vendredi, septembre 29, 2023

Enquête. El Ghorba et la harga : Comment et pourquoi les Algériens quittent-ils leur pays ?

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L’apparition de nouvelles raisons d’émigrer en Algérie a donné lieu à l’émergence de nouveaux profils. À l’image de l’ouvrier rural parti seul, ou accompagné par sa famille, pour travailler dans les usines ou dans les mines, se substitue une multitude de profils de jeunes, peu, moyennement ou hautement qualifiés.

Des jeunes universitaires, des scientifiques et femmes diplômées : 

On retrouve parmi ces jeunes des universitaires, des scientifiques, des femmes diplômées ou sans qualifications, des étudiants, des sportifs, des artistes, des journalistes et autres intellectuels. Le trait commun de tous ces profils est que les départs ne sont pas motivés par des raisons économiques, mais par des motivations culturelles, sociales et politiques. La grande majorité ont décidé d’aller ailleurs pour réaliser des projets personnels qu’ils n’ont pu concrétiser dans leur pays d’origine. Ce rapport entre la recherche d’opportunités de promotion sociale et le choix de l’émigration comme stratégie d’action est confirmé par le constat que “les nouveaux émigrés” appartiennent à plusieurs catégories sociales et patrimoniales. Les statistiques des services consulaires algériens révèlent que les émigrés recensés entre 1980 et 1990 appartiennent à quatre catégories matrimoniales.

La multiplication des causes et la diversité des profils des partants dans un contexte international marqué par le renfoncement des restrictions à la circulation des personnes ont donné lieu à de nouveaux modes et formes d’émigrer. Au regroupement familial et à l’émigration dans le cadre de dispositifs mis en place par certains pays, comme le Canada et les États-Unis, s’ajoutent différentes formes d’émigrations irrégulières. Il y a celle qui s’effectue soit par voie maritime, soit par voie terrestre à partir de pays plus permissifs en termes d’entrée des étrangers. Il y a également l’émigration par la reconversion de voyages touristiques ou d’études en projets d’installation dans les pays d’arrivée. Les formes de l’émigration irrégulière ou “clandestine” ont également évolué.
Les départs ne se font plus uniquement par voie maritime à partir des côtes algériennes, mais en empruntant de nouvelles routes à partir de la Turquie et de la Grèce pour relier par deux voies les pays du sud de l’Europe et ceux du nord. Cette évolution de l’émigration a comme conséquence directe la modification de sa fonction par rapport à son pays d’origine, comme nous pouvons le constater à travers le changement quant à l’investissement des émigrés algériens dans leur pays d’origine et au transfert de leurs fonds. L’individualisation des projets d’émigration dans un contexte de mondialisation de l’investissement a modifié la fonction de l’investissement des émigrés algériens dans leur pays d’origine. Ces dernières années, on observe le développement de l’entreprenariat transméditerranéen comme une forme régionale d’entreprenariat transnational.
L’investissement ne se réduit plus à un transfert d’un pays d’immigration à un pays d’émigration, il est devenu un système de circulation dans un espace migratoire conçu comme un système entrepreneurial transnational comprenant des firmes réseaux, un capitalisme transnational, des réseaux transnationaux et des réseaux de diasporas.
La problématique de intégration de l’investissement des émigrés algériens dans leur pays d’origine explique la tendance à la baisse du volume de cet investissement au cours des dernières années. L’enquête réalisée par le Centre de recherches en économie appliquée pour le développement (CREAD) dans le cadre de sa participation au projet Migration de retour au Maghreb (MIREM) a montré que cette baisse a touché les émigrés candidats au retour dans leur pays d’origine. 82,8 % des émigrés algériens revenus en Algérie avant 2006 n’ont réalisé aucun projet avant leur retour.
La même explication peut être utilisée pour comprendre la disproportion entre les fonds transférés par les émigrés algériens et leur poids numérique et économique. Si on évalue leurs envois dans les statistiques de la Banque mondiale de 2011, on relèvera que l’émigré algérien reste à la traîne, malgré une forte communauté à l´étranger. Avec 2 milliards de dollars US, l’Algérie n´arrive qu´en cinquième position, loin derrière l´Égypte (7,7 milliards), le Liban (8,2 milliards), et la Jordanie (3,8 milliards). Ce constat ne doit pas être interprété, toutefois, comme un refus des émigrés algériens de transférer leurs fonds dans leur pays d’origine, mais comme l’expression de la mise en œuvre de nouvelles stratégies d’investissement transnational. Les experts affirment que cette estimation pourrait être multipliée par dix, car les chiffres officiels ne tiennent pas compte des circuits informels par lesquels passent les émigrés pour envoyer leur argent afin de diminuer les coûts des opérations de transfert et de rationaliser l’utilisation des fonds transférés.
Une véritable élite scientifique 
La constitution d’une nouvelle élite scientifique est due au profil des nouveaux émigrés algériens et à l’insertion des émigrés déjà installés dans les cursus de formation et d’enseignement des pays de résidence. À la différence des travailleurs de la première génération, les émigrés algériens ne sont plus majoritairement analphabètes. Les effectifs de ceux qui possèdent un niveau universitaire tendent à augmenter.
Cette tendance est relativement lente dans les premiers pays d’émigration comme la France et dans les nouvelles destinations en Europe, comme en témoigne l’importance des effectifs des niveaux de primaire et de secondaire.
En revanche, elle prend de l’ampleur dans les nouvelles destinations telles que la Grande-Bretagne, le Canada et les États-Unis, au point de donner à l’émi­gration dans ces pays la dimension d’une émigration exclusivement d’élite. Cette segmentation des pays de résidence en fonction des effectifs de deux niveaux, le primaire et le supérieur, s’explique par le fait que les émigrés résidant en Grande-Bretagne, aux États-Unis et au Canada arrivent dans le pays de destination avec un diplôme universitaire obtenu dans le pays d’origine, ce qui n’est pas le cas dans les premiers pays d’émigration comme la France où l’accès aux études supérieures est sélectif. La répartition des émigrés possédant un diplôme par âges confirme ce constat.
La part des émigrés algériens entre 25 et 29 ans n’ayant pas obtenu de diplôme au terme de leur formation se situe au niveau de la moyenne de l’ensemble des immigrés originaires du Maghreb. À travers ce bref aperçu sur la formation d’une élite scientifique algérienne à l’étranger, il ressort que la migration vers l’étranger ne peut pas être analysée seulement comme un phénomène pathologique et négatif mais également comme une opportunité pour la constitution de capacités nationales d’innovation et d’expertise. Considérée comme une perte irremplaçable pour le pays d’origine et qualifiée d’“exode des compétences”, la migration des scientifiques algériens au cours des années quatre-vingt-dix, à la recherche de meilleures conditions de vie et de travail et pour échapper à l’extermina­tion terroriste des intellectuels, a laissé un vide académique et scientifique considérable.
Ce vide a ouvert la voie à des pratiques de gestion administrative des carrières au détriment de la promotion par la recherche scientifique, ce qui a entraîné une régression de l’innovation. Mais cette émigration peut devenir une opportunité pour le développement des pays d’origine, un atout majeur pour la formation de capacités d’innovation et de recherche scientifique et technologique. Les compétences installées à l’étranger peuvent être mises en réseau au travers de canaux de collaboration avec les compétences restées dans le pays d’origine.

La reconfiguration des profils des émigrés algériens a donné lieu à un élargissement de l’espace migratoire algérien. Si la France et l’Europe demeurent le principal espace historique de la migration des Algériens, de nouvelles destinations les attirent de plus en plus, contribuant ainsi à la constitution de six espaces migratoires.

La France, première destination des Algériens 

Représentant plus de 83 % des effectifs des émigrés algériens, la France reste la première destination des flux et le premier pays de séjour des émigrés algériens. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la Belgique, le Royaume-Uni et les autres pays européens constituent le second espace, dont les effectifs dépassent légèrement le nombre des Algériens vivant dans le troisième espace constitué par les pays d’Amérique du Nord. Le Maghreb est la quatrième région où vit une communauté algérienne installée depuis longtemps. Constituant le cinquième espace, les pays du Moyen-Orient et, plus particulièrement, les pays du Golfe attirent les compétences algériennes. Le reste des effectifs se répartit dans les pays n’appartenant pas à ces cinq espaces.

Les statistiques consulaires algériennes, et sur la base de données du CARIM, donnent pratiquement le même ordre d’importance dans les six espaces. Ces données, bien que dépassées, permettent une comparaison entre 1995 et 2002. La France demeure le principal pays de séjour des émigrés algériens. 85 % vivent dans ce pays, auxquels il faut ajouter 8 % d’Algériens vivant dans les autres pays européens.

5 % vivent dans les pays arabes et seulement 2 % séjournent dans les pays d’Amérique du Nord. Entre 1995 et 2002, le taux de croissance annuel moyen était de 0,6 %. Ce taux s’élevait à 12,4 % pour les flux vers l’Amérique du Nord.

Les statistiques construites à partir des sources des pays de séjour et celles de la base du CARIM confirment l’émergence de nouveaux pôles d’attraction pour les flux d’émigrés algériens. C’est ainsi que l’Espagne est devenue une nouvelle destination pour les Algériens. En 2009, le nombre d’émigrés résidant dans ce pays était estimé à 56 201 individus, soit 6,3 % du total des effectifs d’Algériens établis à l’étranger. Le taux annuel moyen de croissance des Algériens vivant dans ce pays entre 1999 et 2009 était à 77,2 %. Cette diversification des destinations, aussi importante qu’elle soit, n’a pas encore modifié la configuration des espaces migratoires des Algériens.

Le couloir Algérie-France est le deuxième couloir dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, dernière le couloir Afghanistan-Iran et devant les couloirs Égypte-Arabie Saoudite et Maroc ce qui peut s’expliquer par le fait que ce couloir constitue un espace de circulation symbolique et de reproduction de la mémoire collective avant d’être un canal de recherche de meilleures conditions de vie. En effet, si la France exerce toujours un effet structurant sur l’imaginaire algérien, il n’en demeure pas moins que le rapport entretenu par les Algériens avec l’ex-colonie est marqué par la quête de la légitimité de circulation et d’installation en vue de jouir d’une réciprocité historique de mobilité. La France s’étant donné le droit de venir occuper l’Algérie, les Algériens demandent que la France leur accorde le droit de venir en métropole.

Les difficultés rencontrées pour vivre dans ce pays n’ont pas provoqué de retours au pays d’origine. Elles ne font pas baisser les flux, mais l’espace de la réussite par l’émigration s’élargit à d’autres pays.

Ils reviennent au pays pour repartir à nouveau… 

L’amorce de cette évolution de l’émigration algérienne intervient au moment où l’installation dans les pays de séjour enregistre un changement qualitatif sensible : les ménages émigrés se restructurent, le marché matrimonial voit les mariages mixtes augmenter, l’acquisition de la nationalité du pays de séjour répond à la mise en œuvre de stratégies d’insertion sur le marché de l’emploi. Le développement de ces nouveaux modes d’installation des émigrés algériens modifie la notion de retour au pays d’origine, ce que confirme l’enquête réalisée par le CREAD dans le cadre du projet MIREM. 34,7 % des émigrés de retour enquêtés envisagent de repartir à l’étranger, et 26,6 % n’ont pas pris de décision.

60,9 % de ceux qui envisagent de repartir comptent retourner dans le dernier pays de séjour et 20,9 % vers un nouveau pays d’immigration. Cette évolution montre que les retours tendent à fonctionner comme une étape de projet de circulation migratoire. C’est ainsi que le retour est devenu, pour une partie des émigrés, le moyen d’acquérir une résidence dans le pays d’origine s’ajoutant à celle déjà obtenue à l’étranger. Ces derniers deviennent en quelque sorte des bi-résidents. Le retour constitue également, pour une autre partie d’émigrés, un instrument de gestion de leur carrière professionnelle. Bénéficiant de la double nationalité, ils gèrent leur retour pour réaliser des projets professionnels avec des sociétés françaises ou dans le cadre de partenariats avec des sociétés privées algériennes pour acquérir l’expérience nécessaire à leur insertion future dans le marché du travail international. Devenus citoyens dans les pays d’installation, les émigrés algériens entretiennent désormais de nouveaux liens avec leur pays d’origine.

Leur participation au développement de leur société d’origine par la réalisation de projets économiques et le transfert des fonds ne peut plus être envisagée sous l’angle d’un devoir moral ou patriotique. Elle doit être motivée et entretenue du point de vue utilitariste de sa rationalité économique.

Les émigrés algériens se trouvent ainsi engagés dans une nouvelle dynamique qui les pousse à jouer de nouveaux rôles orientés davantage vers la modernisation, le transfert des technologies et des savoirs et la constitution de capacités d’innovation. La mise en place de nouvelles formes d’organisation, telles que la constitution de réseaux de diasporas et la volonté du pays d’origine de mettre en œuvre le partage des compétences acquises à l’étranger, indique que cette évolution structure dorénavant le devenir de l’émigration algérienne.

Par Hocine Labdelaoui, Professeur de sociologie, université d’Alger-2, chercheur associé au Centre de recherches en économie appliquée pour le développement (CREAD).

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