Notre pays est plongé dans une crise politique inédite dans son histoire. On serait tenté de croire qu’elle a commencé suite à la démission de Abdelaziz Bouteflika en début avril 2019. En fait, elle a débuté au moment de son arrivée deux décennies plus tôt, en 1999. Les historiens se chargeront d’étudier la période insolite de ces 20 dernières années. Cette crise a pris une acuité toute nouvelle avec la déprogrammation des élections présidentielles prévues initialement pour le 4 juillet 2019. Elle a atteint maintenant son apogée.
Si cette situation perdure davantage, les conséquences pour le pays seront fatales car nous sommes en arrière plan plongés également dans une autre crise gravissime, celle de l’économie qui est en passe de se conjuguer à la crise politique pour précipiter ce pays dans des abîmes qu’il n’a pas encore explorés. Aussi, il est plus qu’urgent de résoudre la crise politique mère pour pouvoir se pencher au plus vite sur les graves problèmes économiques structurels dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure, ni ressenti tous les effets dévastateurs ; ces derniers étant à venir dans un futur plus proche qu’on ne le croit. Chaque jour de perdu à spéculer sur tel ou tel article de la Constitution ou sur les déclarations de x et de y, sera payé 10 fois sur le terrain du traitement de la crise économique.
Pour sortir de la crise politique actuelle de manière rapide et peu coûteuse, nous ne disposons que d’un moyen : la négociation. Il n’y a pas d’autre issue non violente aussi efficiente et aussi efficace. Mais la négociation nécessite de partir sur de bonnes bases, ce qui est loin d’être le cas. Le discours dominant sur la solution à la crise politique a piégé tout le monde dans un faux débat sur le cadre de règlement de la crise : « cadre constitutionnel versus cadre politique ». N’importe qui de censé admet cette évidence que le politique, pratique essentielle de la vie sociale, prime sur le constitutionnel qui n’est qu’un de ses instruments.
Mais la vraie controverse est en fait ailleurs. Elle oppose deux voies plus fondamentalement différentes : faut-il commencer par réaliser la transition vers un « système » conforme à la nouvelle Algérie désirée et ensuite procéder à la transmission du pouvoir à une nouvelle équipe dirigeante, ou au contraire transmettre le pouvoir à celle-ci pour qu’elle mène elle-même la transition ? Le pouvoir et ce qu’il lui reste comme clientèle s’accrochent becs et ongles à la première option avec des justifications et prétextes essentiellement d’ordre constitutionnel ; tandis que la seconde option est revendiquée à coups d’arguments essentiellement politiques par la rue, les organisations de la société civile et la partie authentique de l’opposition.
A mesure que le temps passe, la Constitution est devenue de plus en plus muette et à partir du mois de juillet 2019, il n’en restera qu’un vide constitutionnel qui peut mener à tout et à rien, à moins qu’une solution politique innovante soit construite par la négociation. Celle-ci devra mettre en présence les représentants du peuple et les représentants du pouvoir autour de la programmation des prochaines élections présidentielles dans les meilleurs délais.
- L’objet de la négociation et ses 5 thématiques clés.
La négociation peut commencer autour de la programmation dans les meilleurs délais des élections présidentielles. Cette programmation passe par un certain nombre de mesures et dispositions que le pouvoir doit prendre. Au moins cinq d’entre elles sont à préparer toute affaire cessante. Ce sont aussi des points sur lesquels aucune concession ne doit être accordée :
- Première thématique clé: la mise en place d’une Commission électorale indépendante chargée d’organiser, de suivre et de superviser les prochaines élections présidentielles, et d’en proclamer les résultats ;
- Deuxième thématique clé: l’ouverture du Conseil Constitutionnel aux membres de cette Commission comme observateurs pour toutes ses séances relatives aux prochaines élections présidentielles ;
- Troisième thématique clé : la mise en place de l’instrumentation juridique nécessaire pour que les amendements sur les deux points ci-dessus soient intégrés dans le droit en vigueur et que les dispositions anti fraude nécessaires soient introduites, y compris la criminalisation de cette pratique ;
- Quatrième thématique clé : l’ouverture des médias lourds publics dans le cadre du service public, à toutes les tendances politiques, courants de pensée, y compris ceux qui, éventuellement, appelleront au boycott des élections pour des raisons qui sont les leurs ;
- Cinquième thématique clé : L’assainissement du fichier électoral par les APC sous la supervision de la Commission électorale indépendante
Sur ces 5 points aucune concession ne doit être accordée. Sur tout le reste, des concessions peuvent être envisagées.
Les prochaines élections présidentielles devront être l’occasion d’une compétition ouverte dans le cadre de règles équitables et à armes égales. Si les tenants du pouvoir en place présentent un candidat qui emportera le scrutin, alors le scenario qui prévaudra sera celui de la continuité sans transmission, ni transition. Si en revanche les forces affichées par le Hirak donnent leurs voix à un candidat dans lequel elles se reconnaissent ce sera la rupture suivie d’une transition vers la nouvelle Algérie
- Sur quelle base négocier ?
Cinq points sont non négociables :
Premier point non négociable : Les élections présidentielles doivent matérialiser la transmission du pouvoir et inaugurer la transition vers la nouvelle Algérie républicaine, libre et démocratique réclamée par le peuple. Ainsi conçues, il est vrai qu’elles doivent se dérouler au plus tôt et n’ont pas à être précédées d’une quelconque transition.
Deuxième point non négociable : la transmission du pouvoir à travers les prochaines élections présidentielles est un moment de rupture politique qui se projette dans le futur. Sa préparation et son déroulement n’ont donc pas à être régies par une Constitution qui n’a été que le « règlement intérieur » d’un régime qu’il s’agit justement de défaire et d’abandonner.
Troisième point non négociable : il est exclu que la transmission du pouvoir par le régime sortant soit accompagnée de conditionnalités ou d’exigences qui viendraient compromettre ou piéger la transition vers la nouvelle Algérie. La préparation et le déroulement des élections présidentielles ne devront embarquer aucune clause politique occulte.
Quatrième point non négociable : la négociation ne peut pas commencer tant qu’il n’est pas mis fin à la répression policière des manifestants, aux poursuites des activistes et militants associatifs et politiques pour délit d’opinion, au verrouillage et à l’instrumentalisation des médias lourds, et à la justice spectacle destinée plus à régler des comptes qu’à appliquer la Loi dans toute sa rigueur.
Cinquième point non négociable : La démission du gouvernement actuel et la mise en place d’un gouvernement de transition composé de compétences nationales chargées de gérer les affaires courantes, mais aussi et surtout de veiller à ce que l’Administration – en premier lieu celle du MICL – assure l’assainissement du fichier électoral et reste neutre tout au long du scrutin présidentiel.
- Qui mènera les négociations ?
Autour de la table, le pouvoir délèguera les représentants mandatés qu’il choisira. Mais qui y aura-t-il en face pour représenter l’autre partie ?
Il est nécessaire de bien faire la distinction entre le Peuple et le Hirak. Le premier est un concept de haut rang, source de souveraineté et dont les modalités de représentation sont formellement consacrées, voire sacrées tout court. Quant au Hirak, on peut le définir comme une notion qui renvoie à un mouvement social à caractère national qui conteste, dénonce, et proteste contre l’ordre établi et revendique le changement. Il est formé de très grandes masses de manifestants qui sortent dans la rue à travers tous le pays chaque vendredi. A l’évidence, un représentant du Peuple a plus de poids et de légitimité qu’un représentant du Hirak s’il s’agit de s’assoir à la tables des négociations avec les représentants du pouvoir. Mais encore faut-il être élu ou délégué, ce qui n’est le cas pour personne et ce qui est matériellement impossible à réaliser techniquement dans l’immédiat.
Cependant, rien n’interdit à personne, et encore moins à des personnalités issues de l’élite nationale, de monter au créneau et de se présenter comme interlocuteur es qualité du pouvoir en place. Sans qu’elles soient des représentants sortis des urnes, ces personnalités restent suffisamment représentatives pour prétendre parler au nom des autres. Libres à ceux qui ne s’y reconnaissent pas de s’en démarquer ou de se donner ses propres porte-paroles qui devront se mesurer publiquement à leurs homologues. Cette élite qui se mettra en avant, plus elle sera représentative, crédible et capable d’assumer le défi qu’elle s’est donné, plus son initiative sera plutôt bien accueillie par l’opinion. A cette fin, elle doit absolument gagner la confiance de celles et ceux dont elle prétend se faire la porte parole. On ne lui reprochera pas d’avoir fait des erreurs, mais on ne lui pardonnera pas d’avoir trahi ou manipulé celles et ceux qui l’auront soutenue. Aussi, elle doit :
- commencer par bien expliquer le sens, la finalité et les enjeux de son initiative, à savoir que la solution acceptable à la crise ne peut venir que de la société civile et que ce face à face qui prévaut de fait entre le Hirak et l’ANP est extrêmement dangereux pour le pays et d’abord pour l’institution militaire elle-même ;
- s’engager à travailler dans la rigueur et la collégialité, au besoin en se répartissant le travail entre ceux qui iront au contact des représentants du pouvoir et ceux qui conserveront le recul et la tête froide en back office pour l’analyse, le suivi et l’évaluation ;
- veiller à rendre compte publiquement et de manière transparente, régulière et fidèle, des échanges qui auront lieu avec le pouvoir, des progrès accomplis dans la discussion et des obstacles à surmonter pour aller plus loin. La carte de la transparence devra être jouée à fond, même si les représentants du pouvoir préfèreront, on le sait bien, le principe de discussions secrètes.
- Le cadrage politico stratégique de la négociation
Il est possible que ce type d’initiative n’aboutisse pas, mais au moins il aura été tenté. Pour lui donner toutes ses chances de réussite, la négociation sur la préparation et le déroulement des élections présidentielles ne doit pas être enfermée dans ses aspects techniques, juridiques, institutionnels. Elle mérite d’être abordée dans sa perspective politico stratégique profonde.
Une première séance de travail devrait explorer les perceptions et approches en présence, convenir de la manière la plus équitable et efficace de procéder. Un terrain d’entente pourrait facilement être trouvé autour d’une démarche axée sur quelques questions générales et ouvertes qui devraient servir à cadrer et contextualiser la négociation, Quatre questions simples semblent pertinentes et didactiques :
- Où en est le pays actuellement ? Chacun autour de la table aura probablement l’occasion de « vider son sac » (certainement les uns plus que les autres), avant que ne l’on commence à s’écouter sans préjugé, ni procès d’intention, pour savoir comment l’autre perçoit la situation.
- Comment voit-on le pays dans un futur plus ou moins proche ? Cette question est par nature favorable à l’écoute réciproque et même à une certaine convergence des idées car chacun ne pourra en fait que dire son rêve d’une Algérie nouvelle prospère où il fait bon vivre, où plus rien de ce qui s’est passé de haïssable, ne se produira à l’avenir, etc.
- Quels sont les obstacles à surmonter pour aller vers ce futur ? Ici, il y a de gros risques pour que la polémique, les griefs se réenclenchent, mais la remontée de la tension sera quelque peu atténuée par les convergences engrangées sur la question précédente, ce qui inciterait les uns et les autres à rechercher un consensus et des accords sur les obstacles à surmonter, plus qu’à imputer ces obstacles aux parties qui en sont à l’origine.
- Comment surmonter ces obstacles ? Au moment où cette question sera posée, les protagonistes seront de fait déjà d’accord sur la nécessité de coopérer sur la recherche de solutions pour aller vers la nouvelle Algérie sur laquelle leurs visions ont déjà convergé.
Une fois que ces quatre questions auront servi à déblayer le terrain et à planter le décor, la négociation pourra alors commencer autour de la programmation dans les meilleurs délais des élections présidentielles en mettant l’accent sur les 5 thématiques clés qui forment l’objet de la négociation telles que mentionnées plus haut.
Par Bouchakour Mohamed