C’est bien à travers le modèle français et en opposition à la France que l’Algérie s’édifie et s’affirme dés son indépendance. Pour reprendre une approche empruntée à Jean-Robert Henry(Henry, 1998, p. 90), c’est bien l’héritage de la relation à la France qui fait sa spécificité par rapport à d’autres pays d’Afrique et d’islam. Les élites dirigeantes sont attirées par la culture politique et juridique française, car elles ont subi « une attraction prestigieuse des modes de gouvernement de l’Occident ».
En effet, la structure de l’État est organisée selon le modèle jacobin français de l’État-nation, poussé jusqu’à la caricature, alors que la remise en cause de ce modèle, inventée au XIXe siècle comme l’horizon indépassable de tous les peuples, se pose même pour les États-nations les plus anciennement établis en Europe : Royaume-Uni, France, Italie, Espagne… Ce modèle d’État centraliste, transposé en contexte algérien, a amplement consolidé des pratiques autoritaires aux mécanismes culturels déjà bien huilés. Les procédés autoritaires et centralisateurs s’appuient sur des traditions juridique et politique qui plongent leurs racines dans l’histoire lointaine des sociétés d’islam et des modes d’organisation étatique auxquels elles ont donné lieu (Djerad, 1987, p. 123-133).
Ayant subi une métamorphose dans le sens d’une consolidation des mécanismes d’autorité au détriment des libertés, la réception du modèle d’État et du droit public français a favorisé – sans la pensée juridique, politique et intellectuelle critique française et sans les libertés démocratiques et l’État de droit qui les sous-tendent –, l’édification d’un régime autoritaire. Le droit public français emprunté est, pour ainsi dire, libérateur de ce côté-ci et liberticide de l’autre côté (Khalfoune, 2015, p. 409-436). Cette continuité du droit français tient à un triple facteur.
Le premier s’attache aux circonstances difficiles des premiers mois d’indépendance. Les pouvoirs publics ont considéré que le renouvellement de la législation française était une décision inéluctable. Le contexte difficile des premiers mois postindépendance, marqué par une vacuité juridique et institutionnelle due au départ massif et précipité des Européens, n’a pas permis de doter le pays d’une législation adaptée à ses nécessités.5 Il était dès lors très difficile, pour ne pas dire impossible, de faire table rase de 132 ans de rayonnement du droit français. Ainsi, la première Assemblée élue a voté à l’unanimité la loi reconduisant la législation française le 31 décembre 1962, sauf que cette prolongation du droit antérieur n’était admise que sous bénéfice d’inventaire.
Le deuxième facteur est lié au rôle joué par l’école de droit d’Alger, à l’exemple des écoles de droit de Beyrouth et du Caire, dans la diffusion de la culture juridique française. Fondée par la loi du 20 décembre 1879, elle acquit en 1889 le droit de délivrer le certificat d’études de législation algérienne, de droit musulman et de coutumes indigènes. À l’instar des autres écoles supérieures (médecine, lettres…), elle reçut en 1909 le titre de faculté de droit d’un statut égal à celles de la métropole. Mais elle resta presque inaccessible aux indigènes, dont le taux de scolarisation était de 2 % en 1890, ne dépassait pas 6 % en 1930 et 14 % en 1954 (Vatin, 2015, p. 47). Le résultat de cette politique d’exclusion scolaire se solda par le très faible taux de cadres formés, si bien qu’il fallut attendre 1945 pour voir cinq Algériens indigènes obtenir la licence en droit (Vatin, 2015, p. 48) et 1951 pour que sept magistrats de même statut accèdent à cette fonction (Thénault, 2001, p. 16).
Le troisième, enfin, a trait à la politique d’arabisation fortement opposée pourtant au bilinguisme linguistique et culturel. À rebours de tous les discours de rupture et du mythe de la table rase, le droit français continue d’être une source principale d’inspiration, quand il n’est pas directement appliqué dans bien des cas. Le droit administratif en est l’expression la plus accomplie. Le droit colonial est, pourrait-on dire, « indécolonisable » puisque l’Algérie demeure aujourd’hui encore de tradition juridique française.
Ruse de l’histoire, le droit antérieur a été prolongé grâce à l’arabisation conduisant le législateur à recourir, au nom de « l’algérianisation du droit », aux droits de certains pays du Moyen-Orient, et en particulier au droit égyptien. Or ces derniers ne sont eux-mêmes que « la reproduction à peine amendée du droit français dans sa version la plus ancienne » (Mahiou, 1984, p. 153). C’est vers la fin du xixe siècle que l’Égypte commença à transposer le droit français dans son ordre juridique. Pour que les tribunaux mixtes institués en 1876 puissent fonctionner, ils furent dotés de 6 codes (code civil, code de commerce, code de commerce maritime, code de procédure civile et commerciale, code pénal et code d’instruction criminelle) qui s’inspiraient très largement des codes napoléoniens.
L’exemple du Code civil algérien adopté en 1975 est éclairant ; il reprend de façon quasi intégrale des pans entiers du Code civil égyptien, alors qu’il est notoirement connu que celui-ci n’est qu’une réplique du Code civil français de Napoléon de 1804, maintes fois modifié. Le renouvellement du droit français concerne non seulement son contenu technique, mais aussi ses concepts, ses méthodes de raisonnement, ses procédés juridiques, l’œuvre jurisprudentielle et doctrinale, bref toute la pensée juridique française. Ainsi, le commencement de « l’algérianisation du droit », consécutif à l’indépendance du pays, s’est finalement révélé être une suite, enfin une certaine suite du droit antérieur.
En vérité, il existe entre les deux pays bien plus qu’une proximité juridique, géographique et historique : des liens humains, culturels et linguistiques rapprochent les deux pays plus qu’ils ne les éloignent, même si les relations entre États sont parfois qualifiées de passionnelles. En effet, l’intensité de cette relation tient avant tout à la forte pénétration de la société algérienne par l’école et le modèle culturel français. Aucune autre langue que le français n’a eu autant d’influence sur le parler des Algériens. Au lendemain de l’indépendance, une politique active de coopération en matière scientifique et éducative fut entreprise entre les deux pays. Près de 30 000 coopérants français ont travaillé, notamment dans le secteur de l’enseignement.
La langue française était largement pratiquée déjà avant 1962, et certains Juifs indigènes maîtrisaient la langue française bien avant 1830, ont, d’ailleurs, servi d’intermédiaires et d’interprètes à l’administration coloniale. La société algérienne, contrairement à ce que l’on pourrait croire, est imprégnée de la culture française, en dépit d’une arabisation précoce qui s’est traduite en premier dans les secteurs de l’enseignement et la justice. Une large partie des élites et bien au-delà ne parvient pas à penser sans se référer à la France, à sa culture, son histoire et son modèle d’État. Et c’est bien dans le rapport à la France que les Algériens, volens nolens, ont découvert la modernité politique.
Même si elle est considérée comme une langue étrangère, la langue française bénéficie d’un profond ancrage aussi bien dans la société que dans les institutions si bien qu’il n’est pas erroné de soutenir qu’elle est dotée de factod’un statut de co-officialité (journal officiel, documents administratifs en tous genres, passeports…), avec la langue arabe. Avec près de 20 millions de locuteurs du français, l’Algérie est de facto le premier pays francophone après la France naturellement. Elle ne fait, cependant, pas partie de l’Organisation internationale de la francophonie.
Cette forte présence de la langue et la culture françaises n’est point le résultat de la colonisation ; elle est le fait de la politique de démocratisation de l’enseignement post-indépendance. Malgré l’extension des lois Ferry à l’Algérie par les décrets du 13 février 1883 et du 18 octobre 1892 et les efforts notables, mais tardifs de scolarisation à partir de 1958, les résultats en sont bien dérisoires. Par conséquent, l’écrasante majorité des Algériens à l’indépendance était analphabète ou plutôt de culture orale.
Rappelons que la langue française fut habilement mobilisée sur le plan diplomatique comme un moyen de lutte pour l’indépendance, et que sur 69 dirigeants de la guerre d’indépendance, cinq seulement avaient une formation en langue arabe. C’est dans cette langue que s’est construit l’État colonial et c’est aussi dans cette langue que l’Algérie a accédé à l’indépendance. Aujourd’hui, la situation linguistique a changé et l’arabisation s’est généralisée à l’ensemble des cycles du système éducatif. Dans le supérieur, les sciences sociales et humaines sont entièrement arabisées depuis 1980. Les autres disciplines sont inégalement impactées ; seules la médecine et l’informatique y ont échappé.
Par Tahar Khalfoune, Enseignant chercheur à l’IUT de Lyon et juriste à l’ONG Forum refugiés-cosi de Lyon