Rachid Boudjedra est humilié par une chaîne de télévision, il est soutenu par le pilier du régime népotique, lui-même protecteur du patron du média en question. Voilà un chef d’œuvre de la terrible triangulation algérienne qui se met en scène devant nos yeux.
Cette triangulation est la marque de notre malheur et nous serions bien mal inspirés de prendre parti dans un combat qui n’est pas le nôtre mais celui de loups. Laissons leur la très animale stratégie des alliances et contre alliances que seule la nature sauvage a développé pour permettre un juste équilibre entre les prédateurs. Quel que soit celui qui dominera, nous en sommes, de toute façon, les proies innocentes.
Examinons, un par un, chacun de ces combattants qui montrent leurs crocs dans une triangulaire étonnante.
L’intellectuel, témoin de moralité du général
Il n’y a aucun acte de diffamation à rappeler des faits. Un jour, il y a quelques années, mes amis politiques et moi-même, nous nous étions donnés rendez-vous à la porte du tribunal de Paris. Le général Nezzar allait être à la barre, accusateur dans un procès pour diffamation à son encontre (rien ne les arrête dans le risible).
Rachid Boudjedra, notre vielle « connaissance », se trouvait présent pour être l’un des témoins de moralité du général Nezzar. En elle-même, l’expression glaçante « témoin de moralité du général » résonne comme une horreur absolue lorsque l’on sait l’histoire sanglante de cette caste mortifère et corrompue. C’est dire si, aujourd’hui, ma plume s’interdit d’avoir le moindre remord à ne pas se focaliser sur l’acte répréhensible, tout de même, dont il a été victime.
Certes, l’écrivain est à sa place dans le rang des intellectuels. Il est totalement légitime à rejeter l’islamisme radical, c’est sans aucun doute à porter à son crédit. Nous n’avons d’ailleurs aucun reproche à nous faire de ce côté, contrairement à ses accusations. En revanche, jamais, vraiment pas un instant de sa vie, cet intellectuel n’a pris le temps de mettre en cause la racine du mal, celle qui est à l’origine de la bête immonde. Il en est même devenu son « témoin de moralité ».
Son silence envers le régime militaire, puis népotique, est assourdissant. Il a pourtant mis toute son énergie, vocale et par la plume, à défendre le général Nezzar qui, comme chacun le sait, est la vertu démocratique, le fondement de l’humanisme, la référence de la tolérance humaine et le champion des libertés.
Voici donc présenté le premier protagoniste de cette triangulation. Celui-là même qui ne s’est jamais posé de questions sur un régime monstrueux et qui s’étonne, aujourd’hui, des dérives et de l’exubérance d’un media entièrement sous contrôle, pour assouvir une demande populaire complètement dévastée intellectuellement par ce régime.
Le puissant, frère de l’autre
Et voilà qu’intervient le second acteur de la scène, habituellement furtif et insaisissable, celui qui surprend le plus par sa présence dans cette affaire. Il ne se manifeste généralement que par la terreur de son ombre. Il est craint, on le murmure et on lui attribue tous les pouvoirs.
C’est la parfaite définition du bouc-émissaire, me dirait-on, si ce n’est qu’il fait tout pour qu’on le craigne. Il suscite volontairement le tremblement et le murmure et il a effectivement tous les pouvoirs. Saïd Bouteflika n’est pas un fantôme imaginaire qui sème l’angoisse, il est la terreur vivante et incarnée.
C’est tout à fait surprenant que ce grand libéral, en relation népotique avec son frère, le maître de tous les démocrates, se présente aux côtés de manifestants pour défendre des libertés individuelles. C’est comme si Staline participait aux réunions des opposants ou Mussolini, à ceux des combattants communistes. Étonnant !
Le média, grand abrutisseur des masses
Enfin, dans cette triangulation des démocrates, le troisième acteur, celui qui a provoqué le débat auquel nous avons assisté. Lui aussi, grand défenseur des libertés publiques, un media entièrement consacré au relèvement des niveaux culturels d’une population pour laquelle il se consacre à la fine éducation.
Ce média et son patron s’étonnent qu’on les ait toujours accusés d’être les pantins de Saïd Bouteflika. Alors, il n’y avait vraiment qu’eux qui ne le savaient pas. Ils ne s’étaient jamais posés la question de savoir pourquoi il n’avaient jamais eu d’ennuis.
Mais non seulement on ne retrouvera jamais dans ce média, une seule parole, pas la moindre, qui aurait été provocante envers le pouvoir mais, comme beaucoup d’autres médias à travers le monde, il a vendu son âme pour déverser dans l’abject et le populisme. Cette population dont il avait la charge d’éduquer exigeait de l’outrancier et du vulgaire, il l’a satisfaite au-delà de son souhait.
C’est un double crime car en refusant la construction d’un esprit critique et d’une capacité intellectuelle, il a nourri la bête qui le finançait, sa cliente. Ce peuple, il l’a privé de son expression intelligente et libre, le seul exutoire qu’il lui restait était donc la vulgarité et le spectaculaire.
Voilà, en résumé, la triste analyse de cet épisode à la hauteur du lourd drame algérien. Nous en sommes perplexes car ils nous amusent et, même temps, nous écœurent. Ce qui est sûr est que nous sommes loin, très loin. Un ailleurs dont ils ne s’imaginent même pas l’existence.
Oui, les loups se battent férocement, souvent, mais ne se dévorent jamais entre eux.
SID LAKHDAR Boumédiene, Enseignant