Parmi les Démocrates, comme chez de nombreux Républicains, la tentation est grande de dénoncer l’administration du président américain Donald Trump comme une aberration étrange. Là où les Républicains pourraient tenter de condamner les nombreuses transgressions commises par Trump ces quatre dernières années, dans l’espoir que soit oubliée rapidement leur participation à ces transgressions, les Démocrates pourraient préférer donner l’exemple du respect des normes démocratiques, en s’abstenant avec élégance de faire le procès du passé. Dans ce cas, si Joe Biden venait à l’emporter une fois pris en compte tous les votes de l’élection du 3 novembre, Trump et son administration seraient probablement dispensés de rendre des comptes s’agissant de leur mandat scandaleux, fait de corruption, de cruauté et de violations des principes constitutionnels fondamentaux.
Loin des calculs politiques, nombre d’observateurs – qu’il s’agisse de l’ancien candidat démocrate à la présidence Andrew Yang, ou de nombreux juristes et historiens de renom – font valoir que seules les dictatures fantoches ont tendance à poursuivre en justice leurs opposants vaincus. Pour des raisons propres et évidentes, le procureur général américain Bill Barr se montre du même avis, lorsqu’il explique que « lorsque les vainqueurs politiques poursuivent systématiquement en justice les perdants politiques, ce n’est pas le signe d’une démocratie mature ». Or, ces généralités apparaissent un peu trop rapides. Car si le slogan « enfermez-la » de Trump, dirigé contre Hillary Clinton en 2016, ne doit pas nécessairement avoir pour réponse « enfermez-le », le choix du « pardonner et oublier » n’est pas la seule alternative possible.
Il est important que les Américains fassent la distinction entre trois dimensions : premièrement les délits potentiellement commis par Trump avant sa prise de fonctions, deuxièmement les agissements corruptifs et cruels de Trump et son administration au cours du mandat, et troisièmement les comportements qui ont mis en lumière plusieurs fragilités structurelles dans l’ensemble du système politique américain. Chacune de ces dimensions requiert en effet une réponse distincte.
Historiquement, de nombreuses transitions menées par des pays pour en finir avec l’autoritarisme – ou pour remédier à la dégradation de la démocratie – ont été marquées par une volonté de laisser impunis les anciens détenteurs du pouvoir. Comme l’observe la politologue Erica Frantz, 59 % des dirigeants autoritaires chassés du pouvoir ont pu tout simplement « reprendre leur vie normale ». Certes, lorsque les démocraties nouvelles ou rétablies ont fait le choix de ne pas poursuivre en justice les anciens dirigeants, elles ont souvent organisé des commissions chargées de rechercher la vérité, en amnistiant les auteurs de crimes en échange d’aveux et d’informations sincères. C’est notamment cette approche qui a été adoptée en Afrique du Sud après l’apartheid.
Particularité de la situation actuelle aux États-Unis, Trump fait d’ores et déjà l’objet d’enquêtes pour de possibles délits sans lien avec sa présidence. Le procureur du district de Manhattan et le procureur général de New York enquêtent en effet sur diverses formes de fraudes potentielles de la part du groupe Trump Organization. A priori apolitiques, les pratiques d’affaires de Trump étaient annonciatrices de la corruption et du clientélisme éhonté qui marqueraient et assombriraient sa présidence. Même si Trump n’est pas parvenu à pleinement transformer les États-Unis en un État mafieux en phase avec la Hongrie de Viktor Orbán, la question n’est pas là.
Par ailleurs, si les enquêtes sur la Trump Organization étaient tout simplement abandonnées une fois Trump hors de la Maison-Blanche, la thèse selon laquelle il ne se serait agi que de machinations politiques apparaitrait justifiée, d’autant plus que les investigations sont menées par des Démocrates. D’un autre côté, si les enquêtes aboutissaient à l’incarcération d’un ancien président, les partisans armés de Trump pourraient décider de faire eux-mêmes la loi, auquel cas les divisions politiques du pays s’accentueraient, voire pire encore.
Tout en gardant ces risques à l’esprit, rien ne saurait justifier en principe qu’un dirigeant politique ne soit pas dûment poursuivi en justice pour avoir enfreint la loi. De nombreux dirigeants l’ont été, et certains ont même retrouvé ensuite la vie politique. L’ancien Premier ministre italien Silvio Berlusconi a ainsi été contrait d’effectuer des travaux d’intérêt général après sa condamnation pour fraude fiscale (une sentence clémente liée à son âge). Aujourd’hui, il siège au parlement européen, ce qui contredit l’idée selon laquelle les juges libéraux auraient simplement voulu faire taire le Cavaliere. Non, à travers l’exécution du droit, il s’agissait d’envoyer un message clair : la stratégie de Berlusconi consistant à entrer en politique pour bénéficier d’une immunité, ainsi que pour détourner l’attention loin de ses activités commerciales douteuses, ne saurait faire office de précédent.
Intervient ensuite la question des agissements de Trump pendant son mandat. Si beaucoup de ses mesures politiques sont profondément discutables, nous aurions tort d’abandonner ce que le président Thomas Jefferson, au moment de succéder à son grand rival John Adams en 1801, a décrit comme « la sécurité avec laquelle une erreur d’opinion peut être toléré, lorsque la raison est laissée libre de la combattre ».
C’est en revanche différent pour la corruption et la cruauté systématique dont l’administration Trump a fait preuve dans sa réponse à la crise du COVID-19, de même qu’en séparant les enfants de leurs parents à la frontière. Comme l’a suggéré Mark Tushnet, professeur de droit à Harvard, une commission d’enquête devrait être mise en place pour étudier les mesures politiques et les agissements qui sont allés au-delà de l’incompétence, jusqu’à atteindre une forme de malveillance motivée par des considérations politiques. Il est très important que nous gardions une trace de ces événements, pourquoi pas en faisant preuve d’indulgence en échange de témoignages sans détour, ce qui contribuera à une réflexion sur les réformes structurelles nécessaires, et qui à tout le moins dissuadera la corruption mutuelle et les violations flagrantes des droits de l’homme.
Enfin, Trump a enfreint de nombreuses normes présidentielles informelles, que ce soit au travers d’agissements futiles (insultes sur Twitter) ou beaucoup plus sérieux (dissimulation de déclarations d’impôts). Comme l’ont fait valoir de nombreux juristes aux États-Unis, une réponse prudente consisterait à créer une commission distincte chargée d’étudier les vulnérabilités structurelles de la présidence. Un tel exercice aboutirait peut-être à la nécessité de codifier un certain nombre de règles informelles – de la transparence financière jusqu’aux relations avec le département de la Justice. Après le Watergate, le Congrès avait adopté une série de lois déontologiques importantes, sur lesquelles les deux partis étaient globalement en accord.
Cette approche en trois axes ne doit pas nécessairement détourner l’attention d’autres tâches de gouvernance plus urgentes. Bien qu’elle requiert de dépenser un certain capital politique, le tribut d’une inaction ou d’une décision désinvolte consistant à « tourner la page » pourrait être encore plus lourd, comme après la grâce accordée par Gerald Ford à Richard Nixon (qui ne reconnaîtra jamais réellement sa culpabilité), ou encore après la clémence observée dans le scandale Iran-Contra, ainsi que face à l’emploi fréquent de la torture par l’administration de George W. Bush dans sa « guerre contre la terreur ».
Bien entendu, de nombreux Républicains lutteront sans doute bec et ongles contre les efforts de recherche de la vérité. Mais d’autres pourraient au contraire profiter d’une enquête publique, axée sur l’amélioration des institutions américaines, pour prendre personnellement leurs distances avec Trump. Après tout, ils nous ont déjà prouvé qu’ils étaient tout simplement des opportunistes.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Jan-Werner Mueller, professeur à l’Université de Princeton, et membre de l’Institut d’études avancées de Berlin, est l’auteur de l’ouvrage à paraître intitulé Democracy Rules (Farrar, Straus and Giroux, 2021).
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