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vendredi, mars 29, 2024

Analyse. La rivalité grandissante entre les Etats-Unis et la Chine redessine la carte des rapports de puissance

Le nouveau contexte géopolitique marqué par l’affrontement des puissances et la rejet croissant des normes occidentales par le Sud Global fragilise la stratégie d’influence européenne, qui se fondait depuis une vingtaine d’années sur la diffusion mondiale de ses standards de régulation. Pour survivre dans un monde où les pouvoirs autocratiques bafouent ouvertement les règles de l’ordre international, les Etats membres de l’Union européenne doivent se donner une nouvelle boussole.

Les mouvements telluriques qui ébranlent le système international contraignent tous les pays à redéfinir leurs perspectives stratégiques et leurs modèles de croissance. Mais l’Union européenne doit faire face à un défi plus vital encore, qui pourrait mettre en péril son existence même.

Ce n’est pas la première fois que l’UE se trouve à la croisée des chemins. Parce que son identité repose sur un projet, les crises internationales mettent en question ses priorités, son organisation et même sa raison d’être. La capacité de l’Europe à rester un acteur qui compte sur la scène mondiale dépend aujourd’hui de la réponse qu’elle apportera à une convergence inédite d’urgences. La plus importante d’entre elles est sans aucun doute la guerre que la Russie mène en Ukraine, qui a rappelé de manière pressante que l’UE doit développer sa propre politique de sécurité pour défendre ses frontières.

Mais les autres sujets sont tout aussi brûlants. La rivalité grandissante entre les Etats-Unis et la Chine redessine la carte des rapports de puissance. Alors que le monde se divise à toute vitesse entre blocs rivaux, l’Europe doit décider si elle s’aligne entièrement sur les Etats-Unis ou si elle maintient une part d’autonomie politique.

Sur la question du changement climatique, l’UE a su se positionner comme un acteur de poids et elle a pesé sur l’agenda des décisions après le choix unilatéral des Etats-Unis de se retirer de l’accord de Paris. Mais, après la défaite de Trump et le retour des Etats-Unis dans la lutte contre le changement climatique avec des investissements massifs dans les énergies durables, elle doit redéfinir sa stratégie. Les Européens vont-ils développer leur propre version protectionniste de l’Inflation Reduction Act (IRA) de l’administration Biden et se lancer dans la course aux subventions publiques, comme les Etats-Unis et la Chine ? Ou bien, en s’appuyant sur l’ADN du projet européen, vont-ils riposter à l’aide des instruments de la compétition économique et des règles du commerce ? Les déclarations récentes des responsables européens semblent montrer qu’ils inclinent plutôt pour la première solution. D’une manière ou d’une autre, ils doivent se décider sans tarder.

L’Europe a déjà su, par le passé, se réinventer deux fois, et le point de basculement actuel est assez important pour appeler à une troisième réinvention. Au milieu des années 1980, alors que la stagnation et les forts taux de chômage avaient conduit économistes et politistes (particulièrement au sein de la droite américaine) à forger l’expression d’ « eurosclérose », le président de la Commission européenne, Jacques Delors, a jeté les bases d’une intégration économique poussée du continent. Ce projet a donné naissance au Marché unique et préparé le terrain à la création de l’euro.

La mondialisation a également constitué un moment décisif. Au début des années 2000, le chancelier de l’échiquier britannique, Gordon Brown, s’est interrogé sur l’opportunité de poursuivre l’intégration européenne dans un contexte où l’ensemble du monde s’intégrait rapidement. Puisque la Russie et la Chine entraient dans l’économie mondiale et avaient rejoint le Fonds Monétaire International (FMI) et l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), le projet européen d’une intégration régionale semblait has been.

La réponse de l’UE à l’interrogation de Gordon Brown a été de se réinventer comme acteur capable de définir et d’imposer des normes à l’échelle globale. Au cours des vingt dernières années, elle a joué un rôle prédominant dans la définition d’un ordre international fondé sur des règles, en exportant des standards normatifs en matière de comptabilité, de sécurité routière, de protection de la vie privée ou de défense des consommateurs. Comme l’a noté avec agacement le Wall Street Journal, l’UE est ainsi devenue le « régulateur mondial ».

Mais ce type d’influence par la norme ne fonctionne que dans un monde gouverné par des règles. Joseph Nye, qui a introduit dans les années 1990 la distinction entre hard power et soft power, explique que le premier est fongible – ce qui veut dire qu’il peut se transférer d’une sphère d’activité à une autre – tandis que le second ne l’est pas. En d’autres termes, la puissance militaire peut aider à gagner de la puissance économique, et inversement, mais la puissance normative ne se traduit pas en poids militaire ou économique.

C’est la raison pour laquelle l’Europe doit se réinventer. Dans un monde où les pouvoirs autocratiques et leurs défenseurs bafouent les règles qui organisent l’ordre libéral instauré par l’Occident, l’UE ne peut plus s’appuyer sur la formulation de normes pour atteindre ses objectifs stratégiques. Elle a besoin d’un nouvel objectif et d’une nouvelle identité. A cette fin, Marco Buti et Marcello Messori ont proposé un cadre d’analyse pour tenter de réconcilier objectifs de politique intérieure européenne et objectifs de politique extérieure. L’UE, proposent-ils, devrait miser sur ses avantages comparatifs et se concentrer sur la fourniture de biens publics européens.

La notion de « biens publics européens » est pertinente. Elle s’applique aussi bien à la défense et à la sécurité qu’à l’énergie et à la transition climatique. Elle est également compatible avec le principe européen de subsidiarité, selon lequel des décisions ne doivent être prises en commun par les Etats membres que quand elles permettent de mieux atteindre des objectifs communs. Elle permet aux responsables politiques de passer d’outils centralisés à des initiatives locales quand c’est nécessaire et elle pourrait servir de critère pratique pour déterminer quand la centralisation de la décision devient excessive. En outre, les citoyens pourraient comprendre aisément pourquoi certaines actions tombent sous la juridiction de l’UE tandis que d’autres restent de la responsabilité des Etats.

Mais même si elle adoptait un tel plan d’action, l’UE serait encore confrontée à des décisions difficiles. La raison pour laquelle l’UE manque d’une politique de défense commune n’est pas que les Européens sont incapables de voir qu’il serait préférable pour eux d’agir ensemble. C’est qu’ils ne se font pas assez confiance et qu’ils font encore moins confiance aux institutions communes. De même, les Etats sont capables de reconnaître qu’une politique énergétique unifiée serait dans leur intérêt ; la raison pour laquelle ils ne peuvent pas se mettre d’accord est que leurs priorités nationales divergent radicalement.

La manière dont les Européens ont utilisé les emprunts d’urgence visant à limiter les effets de la crise sanitaire du Covid offre une illustration de l’état d’esprit actuel. Au lieu de servir à financer des initiatives communes, l’essentiel des sommes récoltées par l’emprunt ont été transférées aux Etats membres.

Au final, le nouveau contexte international pousse à adopter l’approche par les biens publics européens, et celle-ci est pleinement compatible avec le principe de subsidiarité. Mais pour la mettre en œuvre, les Etats doivent surmonter les réserves nationales et apprendre à travailler ensemble. La voie vers un nouveau modèle européen est peut-être tracée sur le papier, mais elle sera longue et difficile.

Par Jean Pisani-Ferry est économiste. il enseigne à Sciences Po et est titulaire de la chaire Tommaso Padoa-Schioppa à l’Institut universitaire européen (Florence). Il est également senior fellow chez Bruegel (Bruxelles) et nonresident Senior Fellow au Peterson Institute (Washington).

Copyright: Project Syndicate, 2023.
www.project-syndicate.org

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